Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
CONSEIL ARTISTIQUE
(Et ses oublis)
Sous la plume de celui qui y
a été également oublié : Frigyes Karinthy
a
liste vient de me tomber entre les mains. La composition du Conseil Artistique,
la liste des élus dans cette nouvelle institution. Toute une
armée de noms, d’excellents écrivains et artistes qui sont
devenus des conseillers. J’ai été gravement
interloqué en découvrant (je l’ai relue deux fois) que mon
nom n’y figurait pas. Pour moi c’est une surprise gravissime et
l’homme consciencieux que je suis se trouve devant une rude tâche.
Mes lecteurs qui me connaissent à fond me comprendront. De quoi
s’agit-il ? Je vous l’explique. Jusqu’à
maintenant j’étais tranquille, j’ignorais totalement si un
conseil artistique ça se mange ou ça se boit. Et si on m’y
avait élu, rien n’aurait changé non plus, j’aurais pu
continuer de l’ignorer, car voyez-vous, si on m’y avait élu,
c’est qu’on aurait supposé que je le savais. Mais là,
la situation est différente. Étant donné qu’on ne
m’y a pas élu, j’ai besoin de savoir, besoin de comprendre
ce qu’est ce Conseil Artistique, d’une part pour mesurer le dommage
et l’offense qui me frappent en n’étant pas élu,
d’autre part afin de me préparer aux conséquences qui
pourraient découler de la nouvelle situation qui bouleverse
fondamentalement notre vie littéraire et artistique et qui crée
un nouvel état des choses au Parnasse.
Car pensez seulement au désordre qui
régnait jusqu’à présent dans la littérature
et l’art. Rien que d’y penser ! Quand ce Conseil Artistique
n’existait pas encore. Des écrivains et des artistes
piétinaient en plein désarroi, ils s’attendaient les uns
les autres, déconcertés, les bras ballants, sans savoir quoi
faire. S’il leur arrivait tout de même de faire quelque chose, un
livre, un tableau, une sculpture, une chanson, ils le faisaient comme
ça, improvisé, n’importe comment, un pied en l’air,
orphelins, sans avoir reçu de quiconque un conseil
préalable : que faire et comment faire ? Les conditions
étaient vraiment déplorables.
Maintenant cela va changer.
Désormais les écrivains et les artistes recevront un conseil
avant de se mettre au travail. Un conseil artistique. Le genre de conseil que
reçoit en général le citoyen de la capitale (vous me
comprenez, n’est-ce pas, Messieurs ?) du Conseil Municipal de
Budapest, par exemple : avant de quitter votre bureau, veuillez remettre
vos idées en place.
Mais quelque chose cloche. Je viens de le
découvrir.
Pendant que je parcours une nouvelle fois
la liste, mes cheveux se dressent sur ma tête.
Puisque sur cette liste figurent presque
tous les écrivains, sculpteurs, peintres, comédiens et musiciens
en tant que membres du Conseil Artistique, autrement dit en tant que
conseillers.
Mais mon Dieu, à qui vont-ils prodiguer des conseils ? Tout de
même pas les uns aux autres, vu qu’un conseiller ne peut tout de
même pas être le conseiller d’un autre conseiller – un
conseiller est conseiller parce qu’il n’a pas besoin des conseils
d’autrui. Tous ces messieurs sont largement pourvus de conseils, merci
beaucoup, ils ont besoin de personnes qui ont besoin de conseils.
Mais si je réfléchis, en
réalité je ne vois guère d’écrivain de renom,
pour ne parler que d’eux, dont le nom ne figurerait pas sur la liste.
Sinon le mien.
Je suis l’unique écrivain de
renom en Hongrie non-membre du Conseil Artistique.
Or, par déduction, cela ne signifie
pas autre chose que dans l’avenir la seule tâche est l’unique
fonction du Conseil Artistique consistera à me prodiguer des conseils.
À moi seul.
Je commence à comprendre.
C’est là que gît le
lièvre. Mes éminents confrères se sont entendus dans mon
dos : les enfants, ce pauvre Frici ne sait pas que faire de sa vie et de
son art, il n’y a personne pour lui prodiguer des conseils intelligents.
Vraisemblablement il n’accepterait de conseils d’aucun de nous
séparément, nous n’avons qu’à créer un
organisme officiel, une institution, un Conseil Artistique, pour qu’il ne
soit pas gêné de se faire conseiller.
C’est donc un très grand honneur
pour moi de ne pas figurer sur la liste, vu que toute cette affaire a
été mise sur pied dans mon intérêt. La situation est
claire, puisque le roi ne figure pas ou plus sur la liste des conseillers
royaux (avez-vous déjà vu un roi conseiller royal ?), et les
membres du gouvernement ne sont pas non plus conseillers gouvernementaux.
Bref, dans l’avenir je peux compter
sur des conseils de la part de mes confrères. Ils se manifesteront les
uns après les autres pour que je les auditionne et écoute leurs
conseils. Des conseils seulement, pas des exigences. Et je serai assez
magnanime pour les écouter, puis je rassurerai ces messieurs les
conseillers : je ferai de leurs conseils des objets de réflexion.
Tels que je les connais, je peux deviner
à l’avance qui conseillera quoi.[1]
Dezső Szabó me conseillera d’abandonner mon métier et
de passer les jours qui me restent à étudier les beautés
impérissables du Village
Emporté.
Zsigmond Móricz me conseillera de faire comme lui et de
n’accepter de conseil de personne, car je risquerais à la fin,
comme l’homme d’autrefois, de prendre mon âne sur mon dos.
Dezső Kosztolányi, en tant que purificateur de la langue, de ne
pas du tout utiliser le mot "conseil", ce terme mort-né.
Bús-Fekete, d’écrire une bonne
comédie dans laquelle une idée poursuivrait l’autre, et une
fois que toutes les idées tomberaient de fatigue, vendre la
comédie à Adolf Cukor pour un film qui serait projeté sur
le mur de la Citadelle, le soir.
Ferenc Molnár,
que le soir, quand je fais ma toilette, je tienne mes avant-bras vers le haut,
car comme ça l’eau mouillera au pire les manches de ma veste et de
ma chemise, alors que si je les tiens vers le bas, j’abîmerai aussi
mes chaussures.
Mihály Földi, de réserver mes bonnes idées plutôt
à Pesti Napló.
László Békeffi, de lui donner conseil concernant
l’utilisation des rayons ultraviolets de l’arc-en-ciel.
Pufi Huszár,
de penser à ma silhouette et de manger modérément, il n’en
restera que plus pour lui.
Gitta Alpár,
de ne pas trop forcer ma voix dans les profondeurs philosophiques, de
m’exercer plutôt dans le registre coloratur.
Kálmán Sértő, de boire un verre avec lui, ça me
permettra de mieux juger en quoi consiste la pénible poésie
amère éclatée.
Gyula Pekár,
d’entamer une carrière d’écrivain, ça pourrait
faciliter mon existence.
Endre Nagy,
d’abandonner la carrière littéraire et de monter sur les
planches, comme ça au moins tout le monde comprendra quel excellent
écrivain j’étais.
Erna Rubinstein,
de ne pas ennuyer l’opinion publique de mes affaires privées.
Ernő Dohnányi, de prendre avec lui des leçons de piano,
au minimum jusqu’à pouvoir pianoter la différence :
à quel point précisément il sera meilleur pianiste que moi.
Horvay,
de me faire opérer le nez, car actuellement je ne ressemble pas assez
à la statue qu’il compte sculpter de moi.
Géza Csorba, de ne pas trop retarder la date de la pose de mon monument
funéraire, car il l’a terminé et il a besoin de le vendre
le plus tôt possible à l’État.
Et enfin,
Sándor Incze, d’écrire toute cette affaire du Conseil
Artistique sous forme de billet pour Színházi
Élet.
Ce dernier conseil, je l’ai
accepté d’emblée.
Színházi
Élet, n°40, 1934.
[1] Dezső Szabó (1879-1945), Zsigmond Móricz (1879-1942), Dezső Kosztolányi (1885-1936), Ferenc Molnár (1878-1952), Mihály Földi (1894-1943), Kálmán Sértő (1910-1941), Sándor Incze (1889-1966), écrivains ; Bús-Fekete (1896-1971), réalisateur de cinéma ; Adolf Cukor (1873-1976) producteur de cinéma, plus tard fondateur de Paramount ; László Békeffi (1891-1962), auteur de scènes de cabaret ; Pufi Huszár (1884-1940( ?)), comédien burlesque ; Gitta Alpár (1903-1991), cantatrice ; Gyula Pekár (1867-1937) homme politique et écrivain ; Erna Rubinstein (1903-1966), violoniste ; Ernő Dohnányi (1877-1960), compositeur ; János Horvay (1908-1944), Géza Csorba (1892-1974), sculpteurs.