Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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PRÉDATEURS[1]

Vision au café littéraire

Tout s’est passé en un éclair, entre deux mouvements inconscients : ce genre d’observation rare à laquelle nous parvenons, non par une concentration de l’attention, mais au contraire, à l’instant d’une sorte de distraction oblique, oubliant l’ordre courant des choses. Ce genre d’instants de distraction illumine parfois plus loin dans l’espace et le temps, que la théorie la plus ingénieuse.

Oszkár, avec qui nous parlions de Huxley, avait fini de dîner, il balançait négligemment sa cigarette comme une sorte d’encensoir devant l’autel de sa conviction critique, il développait cette conviction en phrases mélodieuses. Son regard voguait aussi, négligemment et paresseusement, au-dessus du paysage intellectuel et des sommets enneigés des poètes immenses que nous regardions de haut, depuis le monoplan psychique de notre culture et notre savoir-faire, lorsqu’un blocage inattendu de notre regard nous a fait déraper un instant ; distraitement, dans une semi-conscience, j’ai suivi sa direction, sans interrompre la conversation. Au point d’intersection de ce regard j’ai découvert une assiette, le garçon venait de la poser sur la table, devant Miklós. Miklós, lui, venait d’arriver quelques minutes auparavant du théâtre et dans le cadre d’opinions prudentes et réservées mais très proprement formulées concernant la pièce, comme qui voudrait vite se débarrasser d’une petite contrainte fâcheuse et désagréable, comme chassant d’une chiquenaude un duvet sur son manteau ou arrangeant le nœud de sa cravate, avait dit au garçon près de lui : « bon, apportez-moi ce jambonneau de Szepes, puisque vous insistez… Je disais donc, vous savez ce que je pense de Csortos… » Et là-dessus, comme ayant été une fois de plus dérangé dans sa réflexion, il lança des regards pleins de reproches au garçon quand celui-ci posa modestement le plat devant lui, presque en s’excusant.

Mais je m’étais déjà rendu compte dans cette scène légère, de ce qui chez Huxley et dans la nouvelle pièce et de toutes nos opinions sur tout cela, est plus permanent, plus obstiné et plus pérenne, que nos natures et, hélas, nous-même, par conséquent était la substance la plus probable de l’instant que tout cela. La conversation se poursuivait avec vivacité, mais je n’écoutais plus – la vision est devenue plus forte que mon intérêt, l’image plus forte que la pensée.

Et dans cette forte lumière j’ai clairement remarqué qu’au moins pendant une seconde, sinon plus, toute la société (nous devions être une vingtaine), indépendamment du fait que certains avaient dîné et d’autres non, avait observé, pesé, mesuré, estimé et incorporé en soi ce jambonneau fumant. Probablement aucun de nous n’en avait conscience. Mais en prolongeant les lignes de force, signes de la direction du désir et de la volonté, apparaissant de façon rudimentaire dans le nid de nos organes et de nos nerfs hérités de nos instincts animaux, elles désignaient séparément pour chacun de nous ce qu’on devait faire l’instant suivant – le dessin, formé de ces lignes imaginaires, ne ressemblait pas vraiment à une prise de vues au flash du magnésium, de notre société joviale à la table du dîner.

C’est vrai, sur ce dessin le monde et la société ont une allure différente. Sur ce dessin mon ami Oszkár, interrompant son roucoulement badin pour se frotter à moi, s’élance d’un saut par-dessus la table et arrache l’os juteux de l’assiette de Miklós. Mais il ne l’emmène pas loin. Car l’instant suivant, l’épouse de Monsieur B., Madame Clarisse, le rattrape et mord dedans ; après quelques tiraillements dans un sens et dans l’autre, échauffée par l’insuccès, elle mord ce bon Oszkár au mollet, il pousse un hurlement de douleur et, oubliant tout sex-appeal, la gentille idylle au parfum de rose qui courait entre eux deux depuis des années et même l’attrait sexuel dominant plus fort que tout, il saisit madame par la tignasse, ce qui ne manque pas de générer un raffut général, tout le monde vautré par terre, pendant qu’à la table voisine un avocat à mine de goupil s’empare du jambonneau relégué au sol, le serre entre ses mâchoires et se hâte de gagner la rue à quatre pattes, afin de s’y blottir sous un porche, le consommer enfin, environné de furieux grognements menaçants.

C’est le tableau tel que je l’imagine, et de ma part, même l’indignation nécessaire manquera d’apparaître. Je serai plutôt pris d’une sorte d’apitoiement comique en observant cette salle. En effet, je m’aperçois que vu d’ici tous les gestes, tous les mouvements que je croyais congrus et équilibrés, sont en réalité contraints et forcés. Sur les chaises carrées les gens prennent une position contre-nature, en une ligne deux fois brisée, au lieu de s’allonger, de s’accroupir ou de s’étaler par terre conformément à la nature du tonus de leur musculature. Les hommes tournent péniblement le cou et les mains, torturés dans la camisole de force d’un gilet et d’un veston, du collier d’un col dur, des menottes de leurs manchettes au bouton desquelles il ne manque que la laisse. Les dames, elles, engoncées dans la fourrure d’un animal étranger, jettent un regard désespéré, accablé, vers la table voisine espérant que ce mâle poltron, à face-à-main, qui les guette depuis une demi-heure derrière le paravent de papyrus du journal du soir rassemble enfin ses esprits, les libère, arrache ces fourrures étrangères et les fourre toutes ces dames quelque part dans un petit nid où elles pourraient se prélasser tranquillement, dans une position plus naturelle.

Pauvres fauves domptés.

Que de fausse compassion, magnanimité bon marché, panthéisme sentimental, de plaindre les chiens chanteurs de Jack London, les otaries jongleuses, l’ours danseur, le maki nippé de frusques au théâtre des singes.

Après la représentation ceux-ci sont déshabillés et renvoyés dans leur cage, dans leur bauge. À l’intérieur de la bauge, de la cage, ils sont libres de leurs mouvements et sur leur litière peuvent continuer de rêver le songe sauvage de la nature.

Au-dessus de notre édredon tintinnabule même dans notre sommeil l’idée fixe de notre statut humain : la culture et la civilisation, le double fouet du grand Dompteur !

 

A Toll, 19 janvier 1934.

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[1] Une chronique très semblable avait paru en 1931 sous le titre Le monde dompté.