Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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DÉfense devant la loi martiale

Réponse à des courriers, en courtes phrases

 

Jai reçu quelques réponses à mes lignes mélancoliques, prenant congé de la vie, de la semaine dernière. Des lettres pour me rabrouer et des lettres pour m’encourager. Comment puis-je me laisser aller à une résignation aussi lyrique, succomber à la douce mélodie du chagrin, pourquoi est-ce que je ne me ressaisis pas, pourquoi est-ce que je ne prends pas au sérieux la vie extérieure où je dois, je devrais tant faire : vocation, devoir, vie publique, préparation de l’avenir.

 

*

 

Un instant j’ai eu une vision : je me trouve devant le tribunal de la loi martiale, on m’accuse, je me défends. Mais le temps presse, la cour n’a que quelques heures pour prononcer son jugement, plutôt que de me défendre, je choisis d’accuser à mon tour – seuls des reproches furieux pouvaient vaincre mes pensées confuses, agitées.

Pourquoi ai-je manqué à mon devoir ? Pourquoi ne l’ai-je pas pris au sérieux ? Pourquoi ne puis-je pas rendre compte devant toi, morne cour, du talent que le ciel m’a octroyé ? Pourquoi ne l’ai-je pas décuplé ?

Pour la même raison que toi tu t’occupes de mon cas aussi sommairement, rapidement, à une vitesse martiale, sans plonger dans les détails. Parce que l’affaire presse, n’est-ce pas, honorable tribunal, tu reconnais toi-même que la brièveté du temps entrave ton étude approfondie de mon dossier.

Et tu oses m’accuser moi d’être superficiel, incohérent ?

Moi non plus je n’ai pas eu le temps. La vie a été courte.

 

*

 

Aurais-je dû prendre la chose plus au sérieux ? Aurais-je dû l’étudier ? Aurais-je dû être plus attentif pour bien saisir son importance ? Aurais-je dû multiplier les expériences pour réussir à l’examen ?

Sans doute. Je l’admets. J’aurais aimé le faire. Je voulais, je l’avais prévu. J’étais curieux. J’ai entrepris, j’ai même fait. En tout cas je m’y étais attelé.

J’ai commencé, j’ai interrompu. Pourquoi ? Je n’avais pas le temps. Je n’avais pas le temps.

Tu n’avais pas le temps ? Balivernes. Tu te leurres, tu cherches des excuses. Tu es un touche-à-tout, un écervelé, un inconstant. Faible de volonté, d’attention dispersée. Distrait. Pourquoi n’as-tu pas eu le temps ? Parce que tu guettais toujours ailleurs.

Et toi, peut-être non ?

J’ai effectivement guetté ailleurs. Mais ceci parce que j’avais de quoi guetter, ne le penses-tu pas ? Je n’ai pas abandonné pour la raison que ça m’ennuyait. Mais parce qu’autre chose m’intéressait encore plus. Je te jure que je n’ai jamais rien trouvé ennuyeux, tout au plus je sommeillais parfois, mais en vérité je faisais seulement semblant, trompant mon corps paresseux, pour que mon attention mise au repos de l’inconscience m’apporte la magie du sommeil et que je puisse poursuivre là, dedans, ce que j’ai interrompu ici, dehors. C’est ainsi que je dormais, avec des yeux ouverts et enfiévrés derrière les volets fermés de mes paupières.

 

*

 

Inconstance, superficialité ? Tu mens !

J’ai dû arrêter, justement parce que ça m’intéressait trop et trop dans les détails. Je regardais l’agitation des fourmis en oubliant tout le reste, et d’un coup j’ai compris qu’il valait mieux cesser de les observer, parce que le danger me menaçait de ne m’intéresser pendant vingt ans à rien d’autre qu’aux fourmis, comme Fabre[1] qui a écrit sur elles des livres entiers – puis il a vieilli et n’étant pas expert dans la psychologie, par exemple, d’une danseuse de ballet, il ne pouvait plus rendre compte du sens de la vie.

 

*

 

Je n’avais pas le temps. Je n’avais pas le temps.

C’était facile pour celui qui a créé tout cela : il pouvait expérimenter sa force infinie dans l’infini. Et c’est facile pour toi aussi, toi qui règnes sur mon impatience, non parce que tu considères que la vie de l’homme est suffisante pour comprendre la vie, mais parce que tu juges que cela est déjà trop, puisque cela ne t’intéresse simplement pas. Dehors, sur le palmier dattier, dans ton long moment de méditation solitaire, tu crois jouir des battements d’ailes de l’infini dans ton bouddhisme obscur. Mais je sais déjà que c’est de nécessité que tu fais vertu : ce n’est pas la vérité qui habite ton âme, c’est seulement le cadavre du goût de vivre assassiné.

 

*

 

Et tu n’as pas raison non plus, toi qui ergotes, la relativité étant à la mode, tu crois que c’est la chaussure à tous les pieds, tu prêches que le temps long et le temps court sont des notions relatives, que cela dépend de ma capacité de comprendre.

Illusionniste, voudrais-tu me jouer un tour ?

Tout cela concerne la manière de voir – mais à quoi cela m’avance-t-il si je ne fais que contempler le monde, sans y participer ?

Je ne peux vraiment voir que ce à quoi je participe. Seul le comédien qui y joue peut saisir le vrai sens d’une pièce. Le télescope montre trop grand, le microscope trop petit.

Ce n’est pas avec un cœur divin mais avec un cœur d’homme que j’aurais voulu être homme en ce monde. Mais qu’y pouvais-je ?

Je n’avais pas le temps. Je n’avais pas le temps.

Je n’avais pas le temps, je devais me hâter, j’étais pressé, la vie était trop riche. Et parce que j’aurais dû m’en occuper davantage que le temps me le permettait, je m’en occupais moins que la normale.

Gretchen, t’ai-je été infidèle ? Je t’ai peut-être été infidèle, mais non parce que je t’aimais moins – parce que je t’aimais cent fois plus que toi tu m’aimais. J’ai dû renoncer à toi avec une douleur cent fois plus grande que celle que je t’ai causée, parce que te faire mienne, nous souder ensemble, nous unir toi et moi, la vie humaine est trop courte pour cela, or sans cela qu’aurait valu notre amour ? Ton mari tiendra bon auprès de toi tout au long de la vie, en se frappant la poitrine il fera des discours sur la fidélité, la foi, l’endurance, le caractère, sur le château de roc inébranlable de la conviction.

Or même l’homme à la foi la plus solide ne garde ses convictions que soixante ou soixante-dix ans tout au plus. Ensuite il oublie tout et n’aura plus pour unique ambition que de démonter mille opinions en leurs éléments et de confier sa poussière volante au tourbillon de toutes les intentions et de toutes les volontés.

J’ai écrit récemment à un de mes détracteurs « …Pour un temps je prends congé de toi… ». J’entendais par-là que je ne voulais plus jamais le revoir.

 

*

 

Je me défends par les mêmes mots avec lesquels je t’accuse, injuste cour martiale, qui veut me juger superficiellement, parce que tu manques de temps.

La vie aussi était courte.

Non relativement courte, par rapport à d’autres choses. Je parle de la vie de l’homme, et non de la vie « de l’abeille à cent jours ou de l’éphémère » de Madách. Je parle de la vie humaine et j’affirme que la vie de l’homme est trop courte par rapport à l’homme, par rapport à la tâche pour laquelle l’homme naît par sa nature. Trop courte par rapport à sa vocation, qu’il serait capable d’accomplir, qu’il serait son devoir d’accomplir, dans l’espoir et dans le désir de laquelle il est devenu homme et non hanneton. Par rapport à ce qui rend l’homme un homme, ou plutôt qui le rendrait s’il avait le temps de s’épanouir.

Imagine une machine compliquée, un chef-d’œuvre, qui dans sa construction serait parfaitement apte à voler même jusqu’au Soleil, ou de produire quelque chose de parfait ! Tout est parfait sur cette machine, pourtant elle ne produira rien parce qu’un de ses rouages, le plus important, n’est pas en acier mais en cire. Il fondrait et arrêterait tout. Les matériaux ne sont pas de bonne qualité, les pièces sont mal dimensionnées pour la tâche. Ni les unes par rapport aux autres. Notre squelette a été prévu pour durer mille ans, sa matière est solide, et dans cette armoire faite en magnifique matière solide et durable (le thorax) on a placé un cœur qui se dégrade au bout de soixante ou soixante-dix ans.

Que diriez-vous d’un horloger qui aurait inséré un ressort en roseau au cœur d’un chronomètre à l’axe de nobles rubis et aux rouages de platine ?

J’entends les mots réprobateurs du nouveau moraliste "collectif" : ton discours est égoïste, vieillot, individualiste. L’espèce humaine n’a nul besoin de ta vie privée, qu’elle soit longue ou courte. Le chemin du progrès conduit à travers le tout, l’entier. (Hitler l’a jugé récemment pour mille ans.) Nous travaillons ensemble, nous échangeons nos expériences. Tu ferais mieux de disséquer toi aussi les questions brûlantes de la société, plutôt que pleurnicher sur tes malheurs individuels.

Mais comment m’y prendre, en si peu de temps, même à supposer que j’y sois apte ?

Même un orateur, avant de monter sur l’estrade, doit vaincre son trac personnel, régler ses affaires privées, pour n’appartenir ensuite qu’au public. Puisque nous n’avons même pas suffisamment de temps pour surmonter nous-mêmes et le trac que nous avons reconnu en nous.

Si je vivais mille ans, je ne m’occuperais pas de moi-même, peut-être même pas un instant : je vous accorde qu’on a plus intelligent à faire dans le monde. Mais comme ça, il ne valait pas la peine de m’occuper d’autre chose que de moi. Au moins de moi j’ai pu apprendre un peu.

 

*

 

Je ne me défends pas, cour martiale. Je suis coupable, du même crime que tu commettras également quand tu prononceras ta sentence sur moi.

Et à vous, qui me demandez des comptes, je vous cite deux vers de Paul Claudel :

« Reprends mon talent, Seigneur,

Le marchand n’a voulu ni le changer ni le prendre… »

 

Pesti Napló, 8 septembre 1934.

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[1] Jean-Henri Fabre (1823-1915). Entomologiste et poète.