Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DES NOMBRES ET DES FAITS
Vie,
Politique, Art
Des Nombres et des Faits… Une fois de
plus nous vivons dans une époque où ces deux mots
s’écrivent avec une majuscule, comme Dieu en d’autres
temps : nous baignons jusqu’au cou dans un "sain"
réalisme, les statistiques et la politique sont à la mode, elles
sont la "science des exigences factuelles" ; devant les nombres
et les faits tout autre point de vue et toute autre considération perdent
leur intérêt, et plus ces chiffres et ces faits sont grands, plus
ils nous impressionnent. « Les nombres et les faits parlent –
rétorque "l’homme des actes" – à toutes les
angoisses méthodologiques » et il a raison, en effet ils
parlent, et l’âme assommée du discours des nombres et des
faits ne réalise que tard, à la disparition de son vertige, que
le nombre et le fait disent parfois des âneries, sont une
spéculation vide de sens ; or il aurait pu paraître
d’emblée suspect que la susdite angoisse de l’enfant de
notre temps l’oblige à s’incliner devant le fait et le
nombre "secs". Apparemment il est faux qu’ils soient si secs
que ça. D’après le poète latin « sunt
lacrimæ rerum »[1] : les objets larmoient aussi parfois,
or le nombre, en particulier un grand nombre, est apparemment
auréolé d’un sortilège.
*
Ce sortilège se manifeste avant tout
en ce que les nombres et les faits inspirent de nouveaux nombres et de nouveaux
faits. Autrefois on disait simplement un fou en induit cent autres, on haussait
les épaules et on en restait là ; et le problème
était peut-être bien là – on a oublié que cent
fois un fou menace de contaminer le monde de cent fois des centaines de
millions de folies. Et comme il n’y a pas assez de places dans les asiles
de fous du monde pour y caser les centaines de milliers de fous, il a pu
arriver qu’on enferme les sensés, pendant que les autres se sont
érigé une idole à partir du Nombre et du Fait ; ils
l’ont aidée à prendre le pouvoir, or on a clairement
expérimenté que la foule et son idole se glorifient et se
magnifient mutuellement. C’est quelque chose de ce genre qui se produit
de nos jours. Et même, nous en sommes là que cet homme à
succès ne met même plus l’accent sur le fait, il ne se
réfère qu’au nombre, le nombre en soi compte pour un fait
et pour le résultat. Un rapport annonce que le dictateur a
été écouté par deux cent mille personnes, soixante
mille ont défilé, un demi-million a applaudi et approuvé,
et trente millions ont légitimé sa volonté et sa dictature
de leur vote secret et de leur conviction. Faut-il d’autres preuves que
c’est lui, l’élu, le seul dépositaire du Dieu de la
seule vérité salvatrice, que c’est lui, le guide vers le
bien et le juste, que nous devons suivre ? Trente millions de personnes
ont approuvé – qui diable est curieux de savoir : approuvé quoi ? Elles ont
manifestement approuvé une évidence claire comme le jour, et
puisqu’elles étaient si nombreuses, trente millions de personnes
ne peuvent tout de même pas se tromper unanimement et de concert. Or, si
nous y prêtons attention, il s’avère que le dictateur
lui-même attache de l’importance seulement à ce nombre : depuis des années nous
n’entendons guère autre chose dans sa bouche que la
référence à ces trente millions comme preuve de sa
vérité, mais là où le bât blesse c’est
que même face à eux, face aux trente millions, cela reste son
argument massue et son atout majeur ; mais la loi de fer de la logique y
flaire une petite entourloupe.
*
Quelque chose cloche.
L’hypothèse qui permettrait de comprendre cette ivresse de
vanité suggérerait qu’il est plus difficile de convaincre
trente millions de personnes qu’une seule. Or c’est une erreur
grossière. La vérité est hélas qu’il est bien
plus difficile de convaincre une seule personne que trente millions. Dans ses
heures de sincérité le dictateur sait parfaitement cela,
lui-même. J’ai lu récemment la transcription d’une de
ses conversations confidentielles dans laquelle il dévoilait le secret
de son succès d’orateur : il parle selon l’exigence
intellectuelle la plus élémentaire des gens les plus simples.
Seulement voilà : selon l’expérience de plusieurs
milliers d’années l’exigence intellectuelle la plus
élémentaire de l’homme le plus simple n’est pas la
vérité mais la superstition et l’illusion. Comment
pourrait-on comprendre autrement que durant des millénaires la foi et la
conviction de non pas trente millions, mais trois cents millions d’hommes
étaient que la Terre est une grosse tortue, et que l’homme est un
descendant direct de l’hydre à neuf têtes. Or la Terre est
une planète ordinaire et l’homme est un descendant du singe ;
mais le premier qui s’en est rendu compte et qui justement pour cette raison n’était plus un singe mais
un homme n’est arrivé à en convaincre les autres
qu’après bien des tourments, quasiment un à un.
La geste du dictateur est étrange,
c’est une geste christique inversée.
Jésus a rassasié cinq mille hommes avec cinq poissons. Or le
programme du dictateur qui en tant que nourriture intellectuelle satisfait
parfaitement trente millions de personnes, laisse sur leur faim les cinq
personnes qui, dispersées par le monde, représentent
aujourd’hui les besoins psychiques et la conscience de l’Europe,
tels les derniers Mohicans du Discernement et de la Compréhension
exprimés dans l’individu, mais dans l’intérêt
de toute l’humanité.
*
Cela sur l’importance des nombres.
Quant aux faits…
La petite aventure psychique qui suit
m’est arrivée en lisant un roman.
Dans "9 Thermidor",
l’excellent livre de Aldanov[2], Stahl, jeune soldat russe de vingt ans,
se trouve par hasard Place de Grève où l’on est en train de
décapiter vingt-deux députés girondins avec à leur
tête Vergniaud, en 1793. La restitution de la scène est parfaite,
non seulement pour la véracité historique, mais aussi pour le
rendu artistique, un véritable gros
plan de la cinématographie parlante et en couleur, soulignée
et projetée avec netteté devant les yeux du lecteur dans la
perspective d’un siècle et demi. Je mentionne cela comme
justification, non en tant que critique, mais en tant que lecteur. Je tourne
les pages du livre avec une vraie palpitation comme si toute une armée
de personnages en chair et en os dansait sur les pages, non des alignements de
lettres grises : j’entends la Marseillaise mêlée aux
cris et aux râles des condamnés, et le triple bruit que font la
fermeture sourde de la lunette de la guillotine, le grincement mécanique
puis la descente du couperet et à la fin la tête qui roule dans le
panier. Je médite et je me demande s’il y a déjà eu
d’autres descriptions qui m’auraient communiqué aussi
totalement l’horreur qui serre le cœur ; brusquement
c’est seulement une scène de Tolstoï qui me vient à
l’esprit, de Guerre et Paix,
où le prince Rostopchine sacrifie l’innocent Verechtchaguine et le
jette à la colère du peuple pour être
déchiqueté. Je ne trouve pas dans ma mémoire
d’autres scènes aussi bouleversantes, et je referme ce livre qui
m’a permis d’imaginer ce qu’un tel spectacle offre à
un homme sain de corps et d’esprit. Je cache ma tête sous
l’édredon mais j’ai du mal à calmer les palpitations
de mon cœur dans le noir. Et brusquement je pousse un cri de surprise et
je m’assois dans mon lit.
C’est inouï ! Je suis en
train de chercher des analogies dans mes lectures, et pendant ce temps
j’oublie que j’ai vu moi-même une exécution de masse
de mes propres yeux, il est vrai voilà de nombreuses années. Mais
ce qui est remarquable c’est que la réalité ne
m’avait pas fait autant d’effet, n’avait pas marqué
aussi vivement et nettement ma mémoire que cette reconstitution
"pâle", "le miroir de la vie", l’art en tant
que modeste copie de la réalité. C’est la
réalité vécue qui aurait dû me revenir à
l’esprit en premier et non la représentation artistique d’une autre réalité.
*
Naturellement c’est
l’expérience du lecteur et du penseur, non celle de
l’artiste. Je suis persuadé qu’au moment où je
devrais représenter mon vécu à des fins artistiques, le
souvenir ressusciterait en moi plus intensément que l’effet des
deux lectures. Mais il ne s’agit pas de cela – ou plutôt il
s’agit tout à fait de cela.
En écrivant ce qui
précède, je voulais répondre à l’article de
Lajos Zilahy[3] paru dans Magyarország dans lequel, prudent et méditatif, il
rappelle sa conversation avec Jules Romains, quand il a compris que les hommes
politiques n’ayant pas pu accomplir la tâche que le présent
leur avait confiée et ce qu’ils avaient promis d’assumer, il
est grand temps que sans y être invitée l’aristocratie intellectuelle, désignée comme artiste par les politiciens
condescendants, assume sa responsabilité et prenne la chose en main
– qu’elle la prenne en main là et où elle constate
cette impuissance prétentieuse et enflée de vanité. Qu’elle
saisisse le gouvernail, non faute de
mieux, contrainte à l’instar du commandant en second en
l’absence du capitaine – mais telle le gouverneur véritable qui depuis le
début était plus haut dans la hiérarchie sur ce bateau que
l’homme politique "représentatif".
Le véritable ordre
d’importance des faits et des actes et des volontés et de
l’art, pérennisant la vie éphémère, a
été inversé dans l’esprit de l’opinion
publique qui idolâtre les chiffres.
Un styliste maniériste et
désinvolte d’une époque sursaturée d’art a dit
un jour que la vie imite l’art. C’est exagéré. Mais
c’est une exagération qui provient de la reconnaissance
inconsciente de cette vérité que l’art est plus important
que la vie, parce qu’il forge la copie de la vie en une matière moins
périssable.
Dans ce siècle méprisant
l’individu, le politicien clame à tous vents et fanfaronne
qu’il dispose de la vie et de la mort au nom d’un
"intérêt supérieur" : « navigare
necesse est, vivere non necesse » - on est contraint de naviguer,
non de vivre. Il est temps que le "restituteur" de la vie, celui qui
la voit, l’artiste, assume
enfin que c’est lui qui représente cet "intérêt
supérieur" mieux et avec plus de responsabilité que le
politicien : c’est lui qui connaît la mer sur laquelle navigue
la nef, il connaît ce havre et ce port où le Fils de l’Homme
cherche à accoster. Et s’il se trompe de direction, s’il se
perd dans une tornade, saborder le navire et mettre à l’eau les
canots de sauvetage peut devenir un jour son devoir et son droit, dans
l’esprit de la phrase de Nelson : « L’important
n’est pas de naviguer, mais c’est un devoir d’atteindre le
port » - car la construction d’un nouveau bateau se fait au
port et non au large.
Pesti
Napló, 16 septembre 1934.