Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Pique-nique en l’air
Et autres
divertissements
Sors ton périscope de ton sous-marin
délabré, fais tourner le miroir, puis retire-le prudemment :
additionne et calcule, je peux te dire à l’avance que le temps
n’est pas encore venu de remonter à la surface.
*
Neuf sveltes oiseaux mécaniques
à l’horizon. De jeunes anglais riches et joyeux, une bande
d’amis, ils errent un peu sur
les ailes du hasard au-dessus de la carte de l’Europe, ils viennent de
prendre un instant de repos sur la tulipe hongroise, et déjà ils
volent pour butiner ailleurs. Pendant ce temps un banquet, un toast, quelques
blagues chatouilleuses. Un des oiseaux femelles, une aigrette superbe se baigne
à Lillafüred à la lumière de la Lune nocturne dans
l’eau fraîche d’un œil de mer, l’eau goutte encore
de son plumage quand elle s’élève dans un rire. Ils ne se
privent de rien, sapristi. Ils vivent pleinement leur temps auquel nous avons
juste survécu nous autres, pour servir de témoins : ils sont
à jour, ils en sont exactement
là où l’homme
(pas l’humanité, hélas) est arrivé, en septembre de
l’an mille neuf cent trente-quatre, ils n’ont pas pris un seul jour
de retard, ils ont tenu le pas du progrès, même maintenant, quand
le temps arpente l’espace par rayons de centaines de kilomètres. Autant
d’anges vrais, tels qu’on les voit sur les tableaux
médiévaux. Nietzsche, dans sa naïveté de fin de
siècle, pourrait facilement confondre ces braves commerçants et
mécaniciens avec son homme surhumain, jusqu’à ce
qu’on lui explique que ce n’est ni compréhension, ni raison,
ni volonté, ni idéal défiant Dieu, ni une ambition divine,
qui les a élevés au-dessus des insectes rampants, mais
l’aléa imbécile qui a fait que tout en grimpant ils ont
trouvé de l’or dans le fossé à ordures. Quel
malheureux symbole que ces ailes
mille fois rabâchées par les poètes, dès qu’on
pense à l’indifférence vulgaire et prosaïque de la
nature qui les a démocratisées, en en distribuant à
l’aigle et à l’albatros, à la punaise des champs et
à la mite, par gestes négligents, à qui en voulait. Et
maintenant que l’homme aussi commence à les distribuer, au lieu de
distinguer selon des principes, il imite la nature à la façon du
parvenu avide, c’est assez grave, voyez-vous. Le poète à l’âme
d’aigle guette, morose, la hauteur où le soleil tapant de
septembre rebondit sur les ailes en faisant des étincelles et il lui
saute dans les yeux pour le taquiner – le poète à
l’âme d’aigle n’est pas accordé à ces
taquineries, il court chez Monsieur l’avocat pour demander un
délai, il jure amèrement comme il le fait quand un vilain
garnement l’agace avec un morceau de miroir. Pour le moment il ne fait
que jurer, mais, angoissé, il voit déjà s’approcher
le jour où, à la place des jurons, il devra tendre des mains
humbles et implorantes à Monsieur Archange et à Madame Archange
pour qu’ils laissent tomber quelques gouttes de manne entre les nuages
derrière lesquels demeurent les dieux sévères.
*
Sévères, mais justes. Ils
n’ouvrent pas la boîte de Pandore, mais ils tolèrent avec
indulgence que des ongles humains en sueur s’écorchent
jusqu’au sang dans son ouverture. Le professeur Brehmer[1]
crut un instant réussir, devant les yeux attentifs de toute
l’Europe, quand il proclama qu’il avait trouvé le
pathogène de la grande maladie du siècle, le cancer, il l’a
attrapé par l’oreille, il le tient dans ses mains, il ne le
relâchera plus. Un espoir naquit, étincelant, non seulement aux
yeux des pauvres condamnés dont le tour était venu et devant qui
il avait brandi la demande de clémence. Un de mes excellents
confrères journalistes, humaniste croyant, a démontré la
semaine dernière, par une comparaison heureuse, le rapport qui existe
entre les pestes véritables, ou morales, ou surtout politiques. Il
permet d’imaginer que la science, une fois qu’elle sera venue
à bout du cancer trouvera le temps d’engager aussi le combat
contre ces cas moins difficiles. J’étais moi aussi sur le point
d’approfondir les réflexions de ce genre, mais voici la preuve
qu’une semaine de prudence ne peut pas faire de mal : la situation a
changé dans le sens que la guerre a éclaté entre les
médecins du Reich ; le médecin en chef de l’empire
donne une bonne leçon au confrère Brehmer,
le cloue au pilori, le qualifie d’apothicaire et de botaniste, autrement
dit de savetier politicien, ayant confondu la bactérie du cancer avec le
gaz hilarant. Pour le moment Brehmer tient bon, et si
nous songeons à Pasteur qui n’a même pas été
médecin quand il a révolutionné la médecine, nous
devons peut-être penser que c’est lui qui aura raison. Toujours
est-il qu’il convient d’attendre, la recherche de la
vérité qui combat le destin ; la bonne volonté
n’a pas encore extirpé les tumeurs corporelles, la science,
libérée, n’est pas encore à même de lancer
l’assaut contre son véritable ennemi, le quartier
général de la tumeur psychique.
*
Si peu à même,
qu’elle-même demande un cessez-le-feu, afin de nettoyer ces morts
dans l’honneur. Les médecins ont déposé une demande
à la Chambre des Communes à Londres, réclamant un droit
légal de libérer les malades incurables, dans
l’intérêt des malades et de leur entourage, d’un
dernier coup de grâce charitable des griffes irraisonnables et cruelles
de la nature, en leur épargnant l’enfer inutile des souffrances.
Il s’agit expressément de malades,
non de ceux dont la vie arrivée à terme, meurent de toute
façon en silence et sans souffrance. Il s’agit de malades dont le
mal est ainsi reconnu par le médecin comme étant plus fort que la
science. C’est pourquoi cette proposition se fait surtout remarquer par
sa modestie, sa modestie sympathique et humaine, contrairement à la
modestie antipathique et inhumaine qui a cours dans le monde scientifique
allemand. Celui-ci enseigne que toute la science médicale, la médecine
curative, est inutile, superflue, voire une survivance nuisible du passé
individualiste. Les malades, non seulement on ne peut, mais on ne doit pas les soigner, parce
qu’on ne réussit pas à guérir les maladies
suffisamment pour qu’il vaille la peine de gaspiller pour elles les
énergies plus utiles aux gens en bonne santé. Le malade doit
être instinctivement excommunié par "la race", "la
tribu", "la nation", pour qu’il ne puisse pas nuire, pour
qu’il ne puisse pas les contaminer. La maladie elle-même ne
signifie pas autre chose que l’effort inconscient du corps instinctif de
la tribu pour éliminer les spécimens chétifs et inaptes et
ainsi se perfectionner. Autrement dit l’individu malade doit être
fier de présenter par sa mort un sacrifice dans l’intérêt
de la santé de la tribu, et ne doit pas souhaiter qu’on le
guérisse au détriment de la communauté.
*
C’est l’image que donne
d’elle la science naturelle qui se targue fièrement de ne pas
tirer son origine de quelque philosophie, métaphysique ou éthique
vieillotte, comme prétendent provenir les anciennes sciences naturelles
humanistes, mais avoir germé des exigences pratiques et de la claire
reconnaissance du but. C’est ce que clame la Thèse brute à
laquelle des chiffres et des faits servaient de base et rien d’autre
(voir ma réflexion parue sous ce titre la semaine dernière[2]), mathématique pure et fiable
– si mal pétrie, mal cuite, si pitoyable et stupide. Que
pouvons-nous attendre d’autre de cet esprit qui même dans sa foi
retourne aux dieux tribaux, aux totems et aux tabous de l’homme
préhistorique, aux anciens dieux païens qui n’étaient
pas liés à l’homme mortel avec compréhension et
amour, mais seulement par la peur, par l’hypothèse d’un
rapport de forces plus favorable au pouvoir. Personne n’obligeait les
adorateurs d’idoles et les adeptes de vieilles mythologies d’aimer
et de reconnaître son dieu, il suffisait qu’ils le craignent. Et
l’adorateur d’idole contemporain ne souligne plus non plus celles
des qualités de Dieu qui, en tant que motifs, étaient
mentionnées pour la première fois par le christianisme,
c’est-à-dire que Dieu est sage
et juste (c’est-à-dire un philosophe). Cet idolâtre
moderne reconnaît une fois de plus comme premier critère de la
divinité, d’être puissant et fort : s’il est
assez puissant et fort, pourquoi aurait-il besoin d’être sage et
juste ? – Elle peut aussi bien faire valoir sa volonté sans
cela.
Non, vous, nouveaux idolâtres, je
reconnais beaucoup de choses, mais ne me demandez pas de vous aimer. Ni vos
prêtres terrestres, ni vos dieux célestes ne me sont chers.
S’il le faut et si c’est inévitable je me soumettrai
à votre pouvoir et au pouvoir de votre dieu, mais dans mon for
intérieur je continuerai de penser que c’est un dieu
désagréable et acariâtre, non seulement il ne vaut pas
mieux que sa création, l’homme, mais dans ses mauvais moments il
reste bien derrière lui : un dieu hargneux, de mauvaise humeur, je
ne suis curieux de connaître ni sa colère, ni ses grâces, ni
ses sourcils froncés, ni son sourire grinçant de caporal.
*
Rentre ton périscope, le temps
n’est pas encore venu d’oser sortir à la surface !
Pesti
Napló, 25 septembre 1934.
[1] Wilhelm von Brehmer (1883-1959). Professeur de pharmacie allemand, venait d’annoncer cette supposée découverte.