Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
MES QUATRE JOURS DANS LA RUE ODORANTE
(Reportage original à la fourrière)
Jappé de son propre
vécu pour Az Est par la plume de :
mon chien Tomi.
Je réponds volontiers positivement
à l’invitation du journal Az
Est de rendre compte de mes quatre journées passées dans
cette vilaine maison de la rue Odorante (le Dépôt Municipal de
Santé Animale !). Je peux le faire la conscience tranquille, mon
honneur canin désormais blanchi – au demeurant aucun de mes
congénères des environs de la rue Verpeléti ou de la rue
Lágymányos n’a jamais mis en doute mon innocence, pas
même un instant, et d’ailleurs, s’agissant de quatre jours, d’un
point de vue purement formel ma captivité ne compte pas pour une
arrestation, mais seulement pour une "garde à vue", or cela
peut arriver à n’importe quel chien, même de la famille la
plus raffinée. (Je ne dis pas ça pour me vanter, mais mon
pedigree remonte jusqu’à Malte, ma mère était un
griffon primé, et mon père aussi car il était artiste de
cirque.)
La responsabilité de mes avanies,
qui ne sont plus que de lointains souvenirs, je ne veux pas la rejeter sur
autrui, j’ai certainement été fautif moi aussi, ou tout au
moins distrait. La seule remarque que je ferai est que mon maître qui
est, paraît-il, un journaliste de renom, aurait dû être au
courant du couvre-feu qui touchait notre arrondissement : s’il
m’avait prévenu, au lieu de lamentations aussi inutiles que
prolongées, j’aurais moi-même réfléchi
peut-être deux fois ce fatal jeudi matin avant de me hasarder dans la rue
sans justification d’identité et sans personnel
d’accompagnement.
Mais lui, le matin, avant de sortir, il a
commencé par les litanies habituelles, ceci, cela, je devais me tenir
tranquille, rester là-haut sur le balcon et ainsi de suite, toutes les
ennuyeuses occupations des hommes. Étant excellent connaisseur des
hommes (cela fait trois ans que j’étudie la psychologie de mon
maître), j’ai cru savoir comment le rassurer – j’ai
acquiescé à tous ses sermons pour qu’il soit content.
J’ai donc remué la queue en une approbation amicale, je lui ai
même fait "le beau", cette imbécillité (je
m’étonne chaque jour du plaisir que prennent des adultes
passablement bien domptés à cette comédie de "faire
le beau" !), pour qu’il aille enfin au diable.
J’étais impatient, car je savais qu’Hermione
(enregistrée sous le nom de Csupi dans la société des
hommes) m’attendait au coin de la rue Vak Bottyán, et elle
était capable de sortir avec Floki si je ne me dépêchais
pas. Ce serait intolérable, c’est pourquoi dès que mon
maître a mis les pieds dehors, je me suis planté comme
d’habitude à la porte de la cuisine en attendant le facteur qui se
présentait généralement à ces heures-là.
À l’instant même où il a ouvert la porte (il ne sonne
jamais, il ouvre et dépose le courrier), je me suis faufilé
dehors et j’ai aussitôt dévalé les six étages.
Hermione, naturellement,
n’était plus là. J’ai flairé les
pavés… eh oui, ça n’a pas raté,
c’était Floki !
La fidélité des chiennes.
Les hommes racontent des légendes
sur la fidélité canine. Manifestation typique d’aveuglement
anthropocentrique ! Qu’ils nous interrogent nous pour une fois, nous les chiens-hommes, sur ce que nous pensons
nous de la fidélité des
chiennes-femmes !
Je suis certain que sans mon amertume et ma
douleur causées par l’ignoble trahison d’Hermione jamais ce
qui m’arriva cinq minutes plus tard ne se serait produit.
J’étais hébété, sonné, comme après
un coup sur la tête, je n’ai pas fait attention, mon nez
renommé nageait dans les larmes. Puis… dans un tel état
d’âme un chien aspire à l’affection, à la
compréhension, dans toute approche il flaire une compassion
bienveillante…
Directement devant moi, à
l’angle de la rue Bercsényi, une sorte de policier saute de sa bicyclette.
Il vient vers moi, il s’arrête, je m’arrête aussi, je
remue distraitement et poliment la queue… Après tout je ne suis
pas un imbécile, je n’ignore pas ce que c’est qu’un
équarrisseur, mes collègues du quartier me l’ont assez
souvent décrit… Qui aurait imaginé cela ? Un
équarrisseur circule en voiture et avec un lasso. Or je n’ai vu ni
voiture ni lasso.
En un mot comme en cent
l’espèce de policier se penche, il me flatte même, il me
dit : « petit chien, petit chien » - moi,
imbécile, j’entre dans son jeu, confiant, pensant qu’il
avait dû apprendre ma déception, lui aussi devait être
déçu en amour, il avait envie de partager…
L’instant suivant un type jaillit du
coin de l’immeuble… Je fais un saut, puis je sens seulement que je
m’élève en l’air… Je cherche ma respiration,
j’ai la gorge serrée… Le
lasso ! – me traverse l’esprit, mais je n’ai pas le
temps de retirer ma langue sortie… Je vais étouffer…
Hermione… je chuchote en moi-même, puis je songe à mon
maître : il n’a pas dû payer l’impôt sur les
chiens, le misérable, c’est pourquoi je dois mourir d’une
mort infâme…
Mais voici que le serrement se
relâche. Je reprends mes esprits, je suis projeté contre un mur.
Sous mon nez une cage, à côté de moi gémit un basset
sale… sur de la paille.
Nous filons dans une voiture.
J’aperçois des visages furtifs, j’ai les yeux remplis de
frayeur. Je me mets à hurler, je ne reconnais pas ma propre voix –
jamais encore une voix aussi bizarre,
désespérée, trempée de la sueur de la mort
n’était sortie de ma gorge. Je suis envahi d’une profonde
compassion envers moi-même, puis je perds connaissance.
Je reviens à moi lorsque la voiture
pénètre dans une cour. Ah, c’est donc ça la maison
pensé-je dans mon abattement, c’est la maison de deuil dont on
parle tant, qui fait frissonner et tressauter tous les chiens dans leurs
rêves quand on les menace de les y conduire…
Comme ça, d’aspect
extérieur, un bâtiment plutôt coquet. Par bonheur, ceux qui
sont amenés ici, ne remarquent pas dans leur excitation qu’une savonnerie et un récupérateur fonctionnent dans le voisinage direct,
sans quoi leur cœur s’arrêterait de battre tant ils en
tireraient des présages sinistres…
L’image qui s’offre à
nous n’a pour le moment rien d’effrayant. Nous traversons une cour
proprette – des taches de verdure affectueuses apparaissent à
gauche comme à droite. Le fameux jardin
japonais du directeur Fligl me revient à l’esprit, dont ce
pouli[1] noir au casier judiciaire chargé
(comment s’appelait-il déjà ?) m’a parlé
quand nous étions en vacances à Verőce.
Verőce… vacances… Les
reverrai-je ? ça me
pénètre le cœur comme une flèche…
J’aimerais hurler…
Nous nous arrêtons devant un
bâtiment bas, sévère mais propre. La voiture s’ouvre,
mon cœur palpite.
C’est une main de femme qui me
saisit. C’est ma chance, mais la sienne aussi – je sens
qu’une main d’homme inconnue, pour la première fois de ma
vie, je l’aurais mordue.
On m’emporte dans une pièce
plutôt vaste. Des cages de dimensions variées des deux
côtés de la pièce. Je suis accueilli par un boucan
épouvantable – les habitants des cages se mettent à aboyer
en chœur, le bruit est assourdissant. Je suis placé dans une cage
basse doublée de paille et on referme la grille sur moi. J’entends
le claquement de la grille de fer de ma prison. Je suis seul, je ne vois que la
moitié des codétenus en face de ma cellule – des autres,
seul le hurlement me parvient, au début je ne peux pas distinguer les
voix. Je suis envahi d’un sourd désespoir ; je n’ai appris
que plus tard par mes compagnons que durant les premières heures de ma
captivité je geignais et vagissais doucement mais sans discontinuer.
Vers midi j’ai fait la connaissance
de Berta à travers les barreaux. Berta est un vizsla[2] de quatre ans, loquace, elle me raconte
son histoire sans que je l’y encourage. Elle vient du village voisin,
elle a fugué, elle a été rattrapée, elle n’a
plus tellement envie de rentrer chez elle. Elle se trouve ici depuis huit
jours. Elle sait ce qui l’attend, elle en parle sur le ton cynique et
résolu des chiens vagabonds, dans un argot insupportable. Elle est
consciente que personne ne viendra la chercher et de ce que cela signifie.
À ma question tremblante elle répond par un renâclement
rieur. Oreilles sales, me dit-elle avec mépris, es-tu ignare à ce
point ? On m’auscultera encore pendant deux jours, pour la rage
– puis on m’enverra au récupérateur,
et ouste ! Qu’est-ce que
le récupérateur ? je demande, le souffle coupé. Tout
le local rigole et râle de ma naïveté. Je n’ose pas me
renseigner plus avant. Berta observe qu’elle s’en fiche, pourvu
qu’on lui assure des rations valables pendant les deux jours –
ensuite que les autres bouffent sans elle ! Elle est une dame, on lui doit
de la viande de cheval, ces misérables chiens crève-la-faim
n’auront qu’à se contenter de sa vielle carne…
Là-dessus mes codétenus rigolèrent à
s’étrangler. Berta est manifestement l’humoriste de la
maison. D’un humour glaçant. Il rappelle celui de mon
maître.
Bientôt j’allais faire la
connaissance de la viande de cheval. La porte s’ouvre à midi, ils
apportent une belle quantité, pour nous tous. Ça sent bon,
c’est frais, bien cuit. Dans des conditions psychiques normales je
m’y attaquerais sans tarder. Mais là je suis incapable
d’avaler une seule bouchée. Les autres se jettent dessus
voracement, ils essayent aussi de m’encourager. Pourquoi ne manges-tu
pas ? Si on te rachète, ce n’est pas toi qui paieras le
pengoe par jour ; sinon… tu auras au moins mangé à ta
faim, une dernière fois.
L’après-midi se passe en
asticotages de ce genre. Le soir la fatigue prend le dessus. La nuit je fais
des cauchemars, je me réveille à plusieurs reprises. Je cherche
la porte de la cuisine, où sont Juno et Cini… Je me cogne à
la cage. Je me rendors.
Le matin, de façon inattendue, on me
soulève, rien que moi, on me porte dans la cour. On me conduit à
travers le magnifique jardin japonais, devant le bâtiment de la
direction. Un gentleman sympathique se penche pour me caresser. Il sent la
culture et la bienveillance. Plus tard j’apprends que c’est le
directeur. Le comportement du personnel me laisse deviner que les miens sont
déjà à ma recherche, ils ont retrouvé ma trace.
Cela réveille en moi l’espoir qui avait fui.
Sur le chemin du retour, une nouvelle
horreur. La porte du récupérateur
est ouverte… Il en émane une odeur de sang et une autre odeur
particulière… Je flaire, je vois quatre ou cinq chiens
couchés sur le carrelage, étalés, immobiles. Un trou rouge
foncé au front. Plus loin des machines avec d’épais tuyaux
qui conduisent à la cave… Dans un coin un amoncellement
d’une matière pulvérulente, friable, d’une odeur
terrible, repoussante et pourtant attirante.
La fabrication d’aliments pour
chiens… On y produit ce pâté
pour chiens que l’on m’a fait goûter un jour. Je
comprends désormais l’impression bizarre que j’avais
ressentie…
Ce spectacle aura marqué le restant
de ma journée. Je reste étalé sur la paille dans une
inertie déprimée. Le soir on me sort pour une promenade. La
bienveillance et la compréhension de la gentille employée
adoucissent mon calvaire – pour lui témoigner ma gratitude
j’essaye de me montrer allègre, malgré ma noirceur, je me
fais joyeux.
Ainsi s’est passé le
deuxième jour.
L’unique événement de
la troisième journée est Berta. On vient la chercher vers midi.
Elle ne sait que trop bien où on l’emmène. Elle ne
résiste pas. Elle se retourne vers nous, elle rigole cyniquement, elle
remue même la queue, seule sa croupe tremble. Pendant qu’on la
porte devant ma cage, elle me lance d’une voix supérieure :
Salut, Tomi, j’étais heureuse de te connaître, tu
étais marrant, dans mon testament c’est à toi que je
lègue ma portion d’aujourd’hui. Crois-moi, c’est mieux
ainsi, tu le comprendras un jour – quel chien aimerait une telle vie
d’homme ?
Son dernier mot s’est perdu derrière
le claquement de la porte. Toute la pièce resta silencieuse pendant une
minute. Au-delà du mur, du côté de la cour, on entendit le
grincement sourd d’une autre porte…
*
Le cinquième jour (vers trois
heures), il me semblait être couché ici depuis des années,
et les souvenirs de ma vie d’avant ne flambaient dans ma mémoire
de plus en plus nébuleuse que comme invraisemblables et d’un autre
temps… Une voix connue retentit près de ma cage.
J’ai d’abord cru à une
hallucination.
Je lève la tête, je vois
déjà le visage, mais je n’y crois toujours pas. Il
m’appelle, étonné, il ne comprend pas pourquoi je ne me
jette pas contre les barreaux.
Il ne comprend pas que ça prend des minutes pour que je croie que c’est la
réalité.
Mon maître !
Je sursaute – je me cogne aux
barreaux, je me sens la force de les briser si on ne m’ouvre pas
immédiatement…
Puis…
Je palpite et je halète et je jappe
dans ses bras.
C’est tout de même lui, le
meilleur – quoi que disent les acerbes critiques !
*
Je lui pardonne d’emblée
d’avoir été après tout la cause de mon
calvaire…
Ou peut-être pas lui mais la
société qui n’a pas encore supprimé la fourrière.
Mais je pardonne aussi à la
société. Que sait la société de notre
âme ? Il n’y a eu qu’un seul Jack London, or Jack London
n’est plus.
Je ne peux pas manquer de
célébrer son souvenir d’un soupir. Ouah ! Ouah !
Az
Est, 11 novembre 1934.