Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
JE VEUX SORTIR DE MES GONDS !
Plaintes d’une chenille
révoltée
Quelques faits, en guise d’introduction. De
simples données.
La récente liaison aérienne
rapide met vingt-six minutes de
Budapest à Vienne.
Une photographie envoyée par radio
arrive de New York à Londres en cinq minutes.
Dans les usines Ford on met une demi-heure
pour fabriquer une voiture de pied en cap.
Dans un film accéléré
trois minutes suffisent à une branche de pommier pour bourgeonner,
éclore et se couvrir de fleurs éblouissantes.
Jules César est parvenu en deux mois
de Rome en Gaule où la France fleurit de nos jours.
Napoléon fut rattrapé en deux
semaines par le coursier rapide de Vienne.
Trois générations de maçons
ont mis cent ans pour construire Notre Dame de Paris.
Michel Servet[1] a observé pendant trente ans le
fonctionnement du corps humain pour déchiffrer le secret de la
circulation sanguine.
Bien sûr le lecteur s’imagine
que je suis en train de me mêler de l’art de Maître
Grätzer[2], en répondant au questionnaire
d’une sorte de jeu ou de concours culturel.
Mais pas du tout. Je veux seulement dire qu’en revanche :
Le susnommé Jules César, aux
ides de mars, quand on l’a réveillé pour qu’il coure
au Sénat où on lui offrirait une couronne, s’assit, se
frotta les yeux, sauta sur pieds, se fit frictionner le corps, puis
lança sa toge bordée de pourpre autour de son cou, enfila ses
sandales, et il monta sans tarder dans son char à deux roues.
Ne m’interrompez pas en disant
qu’il avait tort de se dépêcher compte tenu de Brutus et ses
complices. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit.
Mais de quoi s’agit-il, est-ce que je
vais enfin cracher le morceau ?
Eh bien voilà, il s’agit de ce
que si c’était aujourd’hui
qu’on réveillait Jules César dans une affaire semblable,
aujourd’hui, au temps des voyages Vienne Budapest en vingt-six minutes,
de même que moi et tous les habitants mâles de la planète il
devrait exécuter les choses suivantes, comme occupations les plus
naturelles du monde, car ce n’est pas possible autrement :
Après l’exécution
d’une cérémonie de trente minutes de toilette corporelle,
1. il enfile une fabrication textile
cousue en trois tubes, agrémentée au préalable dans le
meilleur cas de neuf boutons. Ces
boutons, il les attache, il les superpose, il les déboutonne en partie,
en songeant à l’ombre profilée d’objets à
attacher ultérieurement,
2. sur la fabrication décrite
ci-dessus, nommée chemise, il
enfile et il attache :
a) en bas un pantalon sur lequel se
trouvent à boutonner, au total (dans le meilleur cas) également neuf boutons,
b) en haut un col, avec deux boutons,
sous ce col une cravate très compliquée à nouer, dont le
positionnement exigera cinq minutes, plus une épingle de cravate et
autres accessoires,
3. il enfile des chaussettes, il y
boutonnera deux jarretières, qu’il attachera soit sur le
côté, soit plus haut, au niveau de la hanche,
4. il chausse des souliers soit avec
seize boutons, soit avec des lacets et des trous qu’il convient de
boucler en double nœud pour que ça tienne. Je passe sur le
chausse-pied et autres ustensiles,
5. il enfile des pantalons
possédant dix-huit boutons,
différentes attaches, boucles et réglages. En outre six poches,
6. il enfile également un
veston, avec huit boutons et sept poches.
Tout cela concerne l’été, car en hiver il convient d’y
ajouter un gilet avec six boutons et
quatre poches, ainsi qu’un pardessus, équipé dans les
mêmes proportions.
Il exécute tout cela, il
l’exécute avec calme et optimisme, de même que cinq cents
millions d’autres Terriens, et en fait, il ne s’en sort pas trop
mal, parce que logiquement, au sens de la critique de la raison pure, en guise
de finition, il devrait enfiler par-dessus le tout une camisole de force, ce qui symboliserait dignement le mode
vestimentaire de l’homme moderne.
Il en aurait largement le temps puisque
quand il a achevé toute cette démarche, l’avion à
bord duquel il comptait se rendre à Vienne plane depuis longtemps
au-dessus de l’Océan Atlantique, en route pour New York, où
radio Londres vient d’annoncer que le Prince de Galles projette de se
débarrasser d’un des boutons de sa jaquette, et si tout va bien,
il pourra réaliser son projet pour le printemps suivant.
Vous commencez à me
comprendre ?
Ce que nous faisons, ou plutôt nous ne faisons pas, nous les hommes,
à titre vestimentaire, depuis cent
vingt ans, c’est folie et
non-sens.
L’habillement uniforme défini
à l’époque de Metternich (veston, gilet, pantalon, col,
manchettes et cravate) n’a pratiquement pas changé depuis cent vingt ans !
Qu’est-ce que cet uniforme dans sa
représentation schématique simplifiée ?
Cinq tubes. Un tube plus large (pour les
hanches), dont sortent quatre tubes moins larges pour nos quatre membres.
Nous sommes fourrés, engoncés
dans ces quatre tubes, on pourrait dire aussi que ces quatre tubes sont
tortillés, capitonnés, cousus, brasés et soudés sur
nous tels un tonneau de Cinkota[3] ou une valise de papier
mâché, dans laquelle l’esprit de Metternich a rangé
nos membres découpés, et il n’y a pas eu un seul esprit
suffisamment libre en cent vingt ans pour délivrer notre âme et
notre corps de cette maudite bouteille immergée au fond de la mer par
les méchants djinns !
Les femmes, elles, ont
délaissé pendant ce temps, la crinoline amusante et la tournure grotesque, elles sont
passées par l’empire
doux et aérien, le biedermeier
enthousiaste, la sécession
fière et insolente, pour revenir, après avoir tout essayé,
après avoir souri du rêve de l’habillement floral connu de
la civilisation de Cnossos, à la tunique
romaine sobre, gentille, intelligente, belle et logique.
Tandis que nous, nous continuons de porter
sous le sobriquet d’habit la malheureuse ancienne peau
dépouillée il y a longtemps, imbibée de sueur, qui
par-dessus le marché est pleine de survivances
comme le corps d’un animal oublié de la préhistoire ou
passé de mode, tel un mammifère à bec ou un chien volant.
Essaye de retourner un instant ton bras enfermé dans une bouteille, cher
congénère homme, que penses-tu de ces deux boutons sur la manche
de ton veston ? Cela servait jadis, aux temps d’avant les
manchettes, à y boutonner des manches de lustrine. Les lustrines sont
parties, les boutons sont restés comme autant de sentinelles du temps de
Metternich à l’emplacement des tours de munitions démolies
depuis longtemps. (La cravate par exemple est une survivance de la vieille écharpe,
qu’aujourd’hui nous enroulons comme un vêtement séparé, par-dessus le col et la cravate.)
Comprenez-moi, hommes.
Je n’ai pas coutume de citer des
exemples bon marché offerts par "la nature", comme le font les
révolutionnaires qui introduisent tous leurs arguments par "la
nature", pour placer ensuite le cœur et l’esprit humains,
balancés entre les traditions et les espoirs, devant des conditions les
plus antinaturelles. Je ne me réfère ni aux oiseaux, ni aux
insectes, ni même aux mammifères pour prouver qu’orner et se
doter d’un sex-appeal attirant est un principe masculin et non féminin dans la nature, la femme
possédant naturellement une attirance qui rend inutile toute
réclame extérieure, confiant au mâle l’art de la séduction.
Je n’ai même pas la
prétention de créer une mode. Je déclare tout simplement
que cet été je ressens pour la première fois que je
n’en peux plus.
Je déteste ce cocon, cette peau de
chenille dépouillée, dont depuis cent vingt ans toute une
succession de princes de Galles ne veut ou ne peut nous libérer –
je le déteste et je déclare par la présente que je me
révolte contre l’actuel Prince de Galles qui sur la base de lois
tyranniques nous impose la prison des cinq tubes : je l’invite
à abdiquer ou à nous donner une nouvelle constitution.
Congénères masculins
estropiés, sortez de ce cocon – déchirez-le, le papillon
est désormais prêt en dessous, laissez-le s’envoler !
Ils nous ont langés comme si nous
étions des malades ou des blessés – sortons enfin de nos
gonds !
Cela fait cent vingt ans que nous
reboutonnons quatre-vingt-dix boutons chaque matin – arrachons-les enfin,
exigeons autre chose !
Qu’adviendra-t-il des
tailleurs ? Je m’en fiche !
C’est ce cadet de mes soucis.
Il nous reste des dettes ?
Tant pis pour les avances !
Színházi
Élet, n°43, 1934.