Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
lassitude de l’au-delÀ
À propos du
débat public de Az
Est
Il rejaillit une fois
chaque année, il se prélasse quelques jours dans les colonnes
d’un de ces journaux populaires, puis il replonge dans la
pénombre. C’est ça le problème avec l’au-delà.
Le lecteur s’y habitue, il le tolère avec bienveillance, il
acquiesce, il émet parfois un mol avis, sans trop de conviction. Les
occultistes, spiritistes et gnostiques professionnels et secrets
rédigent leurs déclarations avec la sévérité
des communiqués officiels, assumant quasiment, conscients de leur
responsabilité, le rôle délicat de l’autorité
en la matière. Ils affirment leur position sur la
réciprocité du corps et de l’âme, ils rassurent
l’opinion publique : l’au-delà existe bel et bien, ou plutôt il existe toujours, et ils citent "quelques cas" en guise de
preuve dans lesquels une âme zélée aurait donné des
signes de vie dans l’au-delà "sous strict contrôle
scientifique", une âme qui voulait à tout prix faire parler
d’elle dans la presse. Nous entendons des dates précises,
où et quand l’âme serait apparue. Depuis que nous
n’avons plus de mer[1], ce sont ces âmes jaillies à
la surface des eaux du Léthé et soi-disant observées qui
représentent le requin de Fiume[2] dans notre presse. Signe des temps. Jadis,
dans les grands siècles de l’Église, lorsque des
intérêts pratiques, d’importants problèmes sociaux
dépendaient de l’arbitrage de la question, l’au-delà
existe-t-il ou non, et que c’était des synodes qui
exerçaient l’autorité et le pouvoir de la
Société des Nations et des conférences économiques
d’aujourd’hui, c’était aux forums les plus importants
de prendre des résolutions dans ce genre de débats de longue
portée. Quant à leur importance et leur fiabilité, la
popularité de cette question, vue par les deux époques, est
à l’aune de celle du requin de Fiume par rapport au pape de Rome.
*
On voit bien qu’elle n’est pas
populaire. Je n’ai pas l’habitude de lire les cours de la Bourse ni
la rubrique traitant les changements d’horaires des trains ; mais je
suis persuadé que pour un poète qui fait métier de
l’infini (specie æternitatis)
ils révèlent plus de nouveautés ou de découvertes
excitantes et plus d’allusions mystérieuses à
l’oreille des experts, que n’en représente ce débat.
C’est effarant à quel point les gens se
désintéressent de cette question, et aussi à quel point
font peu d’effort ceux qui se résignent à servir cet
intérêt réduit. Même par hasard ne jaillit jamais une
idée originale, une pensée plus subtile, ou encore moins un
jugement ou une constatation qui nécessiteraient de mettre face à
face au moins deux observateurs. Sans tenir compte vraiment du sujet qu’ils traitent, ils
répètent des phrases creuses irresponsables qui ne suffiraient
pas même à rassurer un sceptique
ou un hésitant analphabète : ils parlent de "cognition
intérieure", sans songer à définir les notions
d’intérieur ni de cognition, ni au moins tenter de nous mettre
d’accord sur ce qu’il fallait entendre par là en rapport
avec le sujet. En guise d’arguments ils utilisent des formules et des
citations élimées, dont la désuétude a causé
justement ce scepticisme et la perte du sérieux de ce chapitre –
toute la science de l’enseignement de l’école mystique
s’épuise dans l’effort pour éclairer
l’obscurité par l’obscurité, les positivistes de la
matérialité concourent pour parler, si possible, d’autre chose que ce dont il
s’agit, et pour répondre encore plus mal aux questions mal
posées.
*
Quant aux spiritistes, je les ai mille fois
implorés de ne se manifester que le jour où ils seront
tombés sur une révélation au moins évidente et définitivement valable au cours
de leurs études et expériences prétendues sérieuses
comme l’étaient les convulsions de la cuisse de grenouille de
Volta, sans même parler des ondes de Herz ou de la lumière de
Röntgen. Ils ne doivent surtout pas invoquer cette dernière parce
que pour prouver l’évidence qu’avec un procédé
adéquat je peux voir dans les reins de mes congénères
vivants, n’importe quel photographe mettra à ma disposition
l’appareil propre à le faire. L’affirmation d’un
spiritiste pratiquant que l’esprit se manifeste de façon visible,
aurait dû être attestée depuis longtemps à
l’aide d’un appareil de psychomancie de précision bon marché, que
l’on pourrait facilement se procurer, d’usage simple, ne
nécessitant ni d’obscurcir la pièce, ni harmonium, ni
recueillement ni, surtout, d’y
croire, ou plus exactement de lui faire
l’avance de la foi, puisque même la religion ne l’exige
pas la foi, elle se contente de la bonne volonté, selon quoi je me
laisserais convaincre sous réserve que ma conscience ne s’y oppose
pas. Alors qu’eux, ils tiennent à me convaincre uniquement de
quelque chose, or pour cela je n’ai pas besoin de spiritisme. Et surtout
je n’ai pas besoin du genre d’esprits qu’ils produisent et
dont les "manifestations" ne m’apprennent pas la moindre
parcelle des conditions géographiques, morales, culturelles et
économiques de l’autre rive que j’ai pu m’expliquer
tout seul grâce à un recoupement des expériences
grossières de mes cinq sens sur la rive d’en deçà,
si je prends la peine de consacrer au moins autant de temps à
spéculer sur l’au-delà que ce qui est nécessaire
pour solutionner la règle de trois.
*
Car il est évident que pour le
moment, à défaut d’un appareil ou d’un instrument
adéquat qui rendrait possible le contact direct ou la reconnaissance directe, nous devons nous contenter de
l’appareil ou instrument que la nature a mis à notre disposition
(nature ou Dieu, selon que nous appelons âme
ou cerveau l’instrument en
question), et avec lequel nous pouvons parvenir indirectement à la frontière où
s’avérera s’il existe ou non quelque chose qui peut nous intéresser. Ce
fonctionnement est double, mais dans ses deux formes il dépend de la
même aptitude, vu que c’est la même spéculation qui
doit produire une théorie, celle qui inventera par la suite une méthodologie
de contrôle expérimental pour vérifier la justesse de la
théorie.
Bien sûr le mystique
répliquera aussitôt que l’intelligence humaine faillible est
limitée, en revanche il suppose en nous une aptitude supérieure
à l’intelligence qui voit au-delà de nous-mêmes, qui
laissons dévoiler des vérités auxquelles la raison
n’accède jamais. Moi, en fin de compte, ça m’est
égal comment on l’appelle, à condition qu’il
reconnaisse que les deux logent en
nous, puisque la seule chose qui compte c’est que pour connaître la
réalité extérieure il soit possible de partir de
l’intérieur – et c’est justement cela à quoi je
ne décèle aucune envie ni aucun talent, aucune
sincérité dans ces interventions ennuyeuses.
Et c’est ce qui me fâche.
Car, ou bien déclarez
d’emblée que la démarche est sans issue et sans espoir, et
alors laissons toute cette plaisanterie de mauvais goût, parler en prose d’un sujet qui
relève du royaume de la poésie – ou bien prenons au sérieux
l’intention de le relever du monde de la poésie, et traitons-le
comme on traite les questions pratiques, brûlantes, éminemment
existentielles.
Après tout il n’est pas
indifférent, du point de vue de mon comportement dans l’en deçà, de savoir
s’il y a un espoir à mon existence dans l’au-delà.
*
Voilà quelques mois, ce journal a
publié dans ses colonnes mon roman sous le titre de Reportage Céleste. J’ai récemment
rencontré dans la rue un de mes confrères écrivain ;
nous avons discuté de sujets quotidiens. On s’apprêtait
à nous séparer, lorsque brusquement il s’est retourné
et m’a lancé crûment :
- Eh bien, vas-y, dis-le !
À ma question étonnée
sur ce que je devais lui dire, il haussa les épaules avec impatience.
- L’au-delà
existe-t-il ? Tu dois le savoir, non ? Puisque tu en écris un
roman ! Ou bien tu n’en es pas sûr et tu l’écris
quand même ? Au pif ? Tu m’étonnes. Je te prenais
pour un bon journaliste.
Et il s’enfuit sans attendre une
réponse.
Il m’a plaqué là avec
ma honte et ma gêne, et c’est aujourd’hui seulement que je
peux enfin balbutier quelques mots d’excuse, pour lui répondre.
Naturellement j’ignore si un
au-delà existe. Plus exactement je ne suis pas en mesure de prouver son
existence en cet instant.
Mais, s’il
existe, je porte déjà quelque part en moi la réponse ferme dissipant tous les doutes. Elle est
en moi quelque part, dissimulée et distribuée, comme le quatre en réponse à deux
fois deux, seulement je n’ai pas encore eu le temps de l’excaver de
moi-même, de le séparer, le distiller, c’est un grand
travail, ça demande du temps, l’occasion et l’inspiration,
il est possible que je n’y parviendrai pas durant ma vie, il est possible
je le transférerai à mes descendants à l’état
cru, pollué de sentiments et d’instincts qui n’y ont pas
leur place, et c’est seulement des milliers d’années plus
tard qu’un de mes arrières petits fils se trouvera dans la
situation extérieure et intérieure favorable pour trouver la
réponse simple, l’argument décisif, parce qu’il sera venu au monde, et en le rédigeant
clairement et de façon compréhensible pour tous, il arrivera
à formuler une thèse qui pourra avoir des conséquences
pratiques.
Cette thèse sera aussi
révolutionnaire et concluante que l’équation binomiale de
Newton, ou la science de l’étincelle électrique dont les
ondes parcourent l’espace. Les deux étaient
données dès le départ dans la nature de la raison
humaine.
Je ne peux pas répondre dans
l’immédiat. Peut-être un jour – dans quelques milliers
d’années.
Ou bien il y a quelques mois, lorsque j’observais en moi avec un effort
plus grand que maintenant l’écho de la question lancée, et
je relâchais mon imagination dans Reportage
Céleste.
Pesti
Napló, 2 décembre 1934.