Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
TALENT
INNÉ
Visite
à une exposition
On finit par être quand même nerveux.
Je veux dire, un homme comme moi, qui au
long de sa vie entend fréquemment dire à son propos des mots
comme : quel talent, un vrai talent, un sacré talent, non mais,
ça alors… Bref, puisque je n’ai jamais été
content de la qualification du talent
dont on m’a affublé, quand on m’a réduit au talent
d’humoriste, puisque, en un mot, je ne veux pas me vanter ; car
j’ai en vain lutté contre cette étiquette en créant
au moins un millier d’humoresques, afin de prouver que je ne suis pas un humoriste (la
présente sera la mille et unième si Dieu me vient en aide). Au
demeurant, que signifie ce mot "talent" ? Dans ce mot se blottit
la syllabe "lent", une certaine lenteur dans l’épanouissement
de la création, sans laquelle l’auteur pourrait certainement aller
plus loin.
Néanmoins j’aurais pu
m’y faire.
Mais, il y a un ou deux ans un terme
nouveau est apparu . Je n’y ai d’abord pas prêté
attention, jusqu’à ce qu’il gagne une certaine notoriété,
un certain poids, que je soupçonne d’être dirigé
directement contre moi, qui m’écrase.
Ce terme est : talent inné.
Mon excellent confrère
Jenő Bálint[1] a réuni tout un tas d’hommes,
de simples paysans, qui peignaient des tableaux ou sculptaient des figures, il
les a exposés, ce fut un grand succès. C’est là
qu’est née la notion de talent inné.
Talent inné ! Talent
inné !
Cela ne me dérangerait pas, mais
qu’entend-on par-là ?
Talent inné !
Comment ça, un talent
inné ? En quoi diffère ce talent-là des autres
talents normaux ?
Au début je croyais qu’il
s’agissait d’un talent ancestral, celui de nos ancêtres.
Comme quelqu’un qui se vanterait de descendre de la famille de Shakespeare,
de Leonardo da Vinci ou de Mendelssohn, et qui pourrait dire qu’il y
avait de grands talents parmi ses ancêtres.
Or plus tard il s’est
avéré qu’il ne s’agit nullement de cela. Il
s’agit d’une distinction qui valorise, je dirais même qui
élève au-dessus des talents comme le mien ces autres qui
jaillissent brusquement, d’un coup, sans aucune formation ni
expérience.
Disons-le carrément :
quelqu’un qui a un talent inné est quelqu’un qui ne sait
rien faire d’autre qu’avoir du talent. Le mieux serait qu’il
ne sache ni lire ni écrire.
Selon les experts c’est un grand
mérite, car ces personnes n’ont pas puisé leur talent dans
leur culture, leur application ou leur apprentissage, mais elles sont venues au
monde avec. Leur cas est semblable à celui d’un prisonnier
condamné à vie qui passe ses jours dans une cellule de la prison
de Vác – il ne peut certainement pas être
soupçonné d’avoir commis le cambriolage rue Retek hier
soir. Il est au-dessus de tout soupçon, dans le fond c’est
l’homme le plus honnête, le plus innocent.
Tout ceci signifie par là même
que quelqu’un qui n’est pas un talent inné, n’est pas
au-dessus de tout soupçon, on peut se demander si son talent est bien
authentique, réel, fiable, je pourrais aller jusqu’à dire
orthodoxe.
Pour parler clairement, on doit supposer
que par exemple mon talent n’est pas inné, moi j’ai
volé mon talent. Ou dans le meilleur cas je l’ai trouvé
quelque part, quelqu’un l’aurait oublié sur un banc et moi
je l’aurais ramassé, sans l’avoir déclaré
à la police, ni à l’Académie (où pourtant il
était fiévreusement recherché), mais je l’ai
gardé pour moi.
Et de toute façon, qu’est-ce
que je pèse, moi, en face de leur talent à eux ?
Un talent nouveau ? Un talent
acquis ? Un talent de progéniture ? Un talent
volé ? Ou quoi diable ?
Afin de trouver réponse à
toutes ces interrogations inquiétantes, je me suis rendu à
l’exposition permanente "Talents innés" de la Place
Erzsébet.
Jenő Bálint m’a
accueilli avec une grande gentillesse polie. Il ne m’a pas fait du tout
sentir que je ne suis qu’un talent très ordinaire, et non un
talent inné. Il m’a aussitôt fait visiter les tableaux et
les sculptures, créations des talents innés, et qui plus est, il
m’a même présenté deux talents innés
qu’il avait sous la main.
Il n’a pas tardé à m’expliquer
leurs créations. Bien sûr, pendant qu’il expliquait, je
n’ai pas pu observer les tableaux, parce que je devais me concentrer sur
ses explications – mais plus tard il a été appelé un
instant pour affaires, j’en ai profité pour vite regarder autour
de moi.
J’ai immédiatement
découvert cinq ou six tableaux magnifiques. Ils étaient peints
par Imre Oravecz, de splendides paysages villageois enneigés, dans
des tons doux et nobles, avec des personnages, avec des vaches nébuleuses
et mystérieuses, presque transfigurées. Ces tableaux m’ont
beaucoup plu, de même que ceux de Elek Győri, mais la chose a
vite éveillé mes soupçons : il ne peut pas
s’agir d’authentiques talents innés, puisqu’ils savent
beaucoup de choses, par exemple ils savent très certainement peindre, en
particulier Győri, qui me rappelle Breughel.
D’ailleurs il s’est
avéré que j’avais raison, car Bálint est revenu, et
il m’a attiré loin des tableaux, ce n’est rien, a-t-il dit,
venez voir ça, Monsieur le rédacteur, et il s’est
arrêté devant un tableau de András Süli.
Ah, ça oui. Cette fois j’ai
immédiatement reconnu que c’était un talent inné,
ça ne pouvait pas être autre chose.
Je ne sais pas comment je dois qualifier ce
vert dont la toile est barbouillée : un vert jaunâtre, un
vert froid ou un vert clair – le plus volontiers je l’appellerais
vert suspect. Dans ce vert épinard (je n’aime pas les
épinards, mais je ne suis pas exceptionnel, ce n’est qu’une
opinion personnelle), bref, dans cet épinard surnage deux quelque chose
pâlots qu’au premier instant j’ai pris pour des petits pains
panés et frits, mais j’ai découvert par la suite
qu’ils avaient aussi une tête, et même des jambes et des
jupons ; les pains panés, si je le voulais, pouvaient être
deux jeunes épousées se promenant la main dans la main, ou debout
ou assises ou couchées dans un champ – plus probablement
couchées, parce qu’avec les jambes et bras et dos rigides qui
étaient les leurs on ne peut ni marcher ni se tenir debout ou assis.
- Alors, qu’est-ce que vous en
dites ? – me lança victorieusement maître
Bálint.
- Splendide, répondis-je vite.
– Seulement un peu… un peu… euh…
inexpérimenté…
- Justement ! Cet homme ne sait
rien, il n’a jamais rien vu, rien appris, il ne connaît ni le
pinceau ni les couleurs, il ne sait pas les manier, il ne sait ni composer ni
représenter – mais ce qui est derrière.
Quand Bálint s’est
détourné un instant, j’ai vite soulevé le tableau
– mais il n’y avait rien derrière, que le mur nu.
J’ai attiré un peu de
côté mon ami Oravecz, le créateur des beaux paysages
hivernaux, et je lui ai demandé s’il aimait aussi l’art de
ce Süli.
Il m’a répondu :
écoutez, ceci est sans doute magnifique, ceci doit être
certainement l’art le plus élevé. C’est ce que je
pense parce que moi qui ne suis qu’un talent inné, je ne réalise
nullement ce qu’il y a comme art là-dedans – moi, en tant
que talent inné, naturellement je ne comprends pas l’art
élevé.
En d’autres termes, moi je dors,
veuillez ne pas me déranger.
C’est-à-dire, ce tableau ne me
plaît pas, et je suis content qu’il ne me plaise pas, parce que
s’il me plaisait, alors je m’y connaîtrais et alors je ne
pourrais pas être un talent inné.
Je déclare par la présente
que la prochaine fois je me présenterai comme talent inné.
Très respecté Monsieur le
rédacteur, mon prochain papier, je le penserai avec mon ventre et je
l’écrirai avec les pieds – et non avec ces autres parties de
mon corps exercées et compétentes, donc de moindre valeur, que
j’ai utilisées jusqu’à présent.
Je demande une augmentation.
1934