Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
L’ÉCRIVAIN HONGROIS
Quelques mots sur Ferenc Móra[1]
Des mots… comme c’est bizarre.
Je frémis un instant pendant
l’écriture, des frissons me parcourent le dos, je lève ma
cigarette, mes yeux plissés vaguent vers la fenêtre. Il convient
de prendre garde, cet instant est celui, très dangereux, de l’éveil distrait au métier : c’est
l’instant où un trapéziste, ayant exécuté
mille fois "son grand numéro", celui qui faisait taire
même la musique, peut se tromper d’un millimètre et faire
une chute mortelle la mille et unième fois.
Des mots… balancements des cordes du
trapèze… attention ! Interdit d’être distrait un
seul instant… Pas même à la nouvelle que le meilleur des
confrères, confrère et maître, Ferenc Móra, si cher
ami, est mort il y a quelques heures, et maintenant il repose ici avec son fin
sourire transformé en un étonnement méditatif sur son
visage, entre les murs blancs du musée de Szeged… Il est interdit
d’être distrait, de poser la plume, de remarquer cette douleur
latente étonnée sous l’aisselle gauche, de remarquer cette
démangeaison dans la gorge – c’est interdit, car Ferenc
Móra deux jours seulement avant sa mort certaine depuis six mois
s’est encore assis dans son lit, a tiré vers lui la feuille et la
plume, et au prix du même effort que celui des personnages dantesques qui
font rouler le rocher pour libérer la bouche de la grotte – il a
pris son cigare, il a levé un regard méditatif par la
fenêtre, puis… il a attrapé le trapèze… il
s’est mis à coucher des mots sur la feuille, pour que son article
remplisse une colonne dans le numéro du dimanche, sa production, dont le public gâté avait pris
l’habitude : grimper légèrement, quatre à
quatre le socle de la structure de la
vision bâtie de souples échelles d’acier bien
construites, atteindre la hauteur de la pensée,
y saluer en élégants gestes aériens, comme si tout cela
n’était qu’une bagatelle – et maintenant lâcher
l’échelle, la corde, bricolée par d’autres penseurs
et d’autres chercheurs, renvoyer d’un coup de pied le savoir accumulé pendant trente
ans aux sources les plus profondes, faire un double salto, en l’air, de
sa propre force, sans échelle, balançoire, corde, ni aucun
soutien – et puis, au moment aussi inattendu que parfait, d’une idée bien sentie, retomber sur
les pieds…
Il a écrit son dernier article, il
était de la même veine que les autres : dans la vision de ce
grand sage Hongrois, maître des anecdotes ; il débattait avec
Spengler[2], le penseur le plus difficile (et le plus
pesant) de l’époque ; la critique objective et les contre-arguments possibles étaient
prêts en quelques phrases devant l’arrière-plan de deux
cents années – suivie d’un double paradoxe sur
l’optimisme et le pessimisme, en clamant la victoire du premier ; et
enfin cette formule inattendue : pardonnez-moi, Mesdames et Messieurs, je
ne peux pas vous garantir de nous retrouver ici même dimanche prochain,
il se pourrait que ma mort intervenue entre-temps m’empêche
d’être présent parmi vous.
Non, il est interdit de rêver.
L’écrivain se couvre de honte, resserre la poignée de sa
plume. Il met la nouvelle noir sur blanc, et puis… il écrit :
Quelques mots sur Ferenc Móra.
*
Il était un écrivain
hongrois, au sens national du terme, ce qui signifie qu’il était
hongrois dans son ton, dans son style : même
l’esthétique la plus exigeante, le forum d’histoire de la
littérature le plus strict ne possède pas de condition
supérieure à cela, dès lors qu’il s’agit de
décerner l’épithète "hongrois". Nos agents
responsables ne cherchent plus guère les questions de
l’appartenance psychique, et encore moins intellectuelle (origine raciale,
connaissance de la culture nationale, comportement patriotique, etc.)
après l’expression de ces conditions et, bien sûr,
après avoir rempli favorablement les nécessaires questions
fondamentales – un Hongrois authentique peut vénérer sa
patrie comme Zrinyi[3], ou la réprimander comme
Pázmány et Berzsenyi, c’est égal, il devient dans
tous les cas une gloire du patrimoine intellectuel hongrois. Ce dernier cas est
peut-être une preuve encore plus caractéristique du pedigree
littéraire hongrois pur : il est indéniable que la hungarité
amère, pessimiste, de Kölcsey et de Wesselényi a des racines
plus profondes et évoque "la particularité raciale"
d’une façon plus caractéristique, que l’enthousiasme
révolutionnaire de Petőfi ou Kossuth. Il n’était pas
difficile de faire descendre l’humour doux, la sagesse souriante,
l’ironie raffinée et l’autodérision hongroise de
Ferenc Móra de l’arbre généalogique marqué
par Jókai[4], Mikszáth,
Tömörkény, après une analyse sanguine formelle, et se
rassurer par le fait que durant les deux dernières décennies
c’est lui qui a représenté cet héritage, c’est
lui qui a joué dans l’orchestre de notre littérature
entouré de pianos, cymbalums et trompettes de jazz, lui, sur son violon
de maître, lui, le professeur le plus qualifié, le mieux
désigné, de cet instrument cher et noble.
*
Néanmoins, celui qui, au-delà
de la technique et des fioritures, suivait attentivement la mélodie, et surtout celui qui a personnellement connu l’homme, est pris d’une sorte
d’inquiétude. J’ai souvent été traversé
par le soupçon semi-conscient que Ferenc Móra n’a pas voulu, il a seulement assumé ce
rôle. Il l’a assumé et il l’a joué, qui plus
est remarquablement et avec un don total de soi, car ce qui importe pour un
grand comédien de l’esprit, ce n’est pas le rôle, mais
son art de remplir le rôle d’une âme : parfois
l’âme d’un sage dans la culotte d’un clown, parfois
celle d’un criminel sous une couronne royale, parfois la chaleur de la
bonté et de la tendresse derrière le visage d’un soldat. Il
l’a assumé tel un comédien authentique,
intéressé, au-delà de son ambition, avant tout par l’œuvre, or cette œuvre
était dans la Continuité de la Littérature Hongroise, et
son succès pouvait facilement dépendre de l’ensemble ; c’est dans
l’intérêt de l’ensemble
que Ferenc Móra qui disposait d’une vue générale en
tant que metteur en scène et acteur, était d’avis que c’était lui qui devait se
charger du rôle après Mikszáth, car il n’y avait pas
meilleur que lui, et quelqu’un devait nécessairement jouer ce
rôle.
Avec bonté et pudeur et enthousiasme
généreux il a supporté qu’on célèbre
en lui le gentil et charmant journaliste virtuose, il l’a supporté
dans l’intérêt du
genre qu’il fallait soigner, et il a caché pudiquement et avec
bonté derrière ses anecdotes tout ce qui en lui était plus
et meilleur qu’un grand humoriste.
*
Il était plus et meilleur.
C’était un philosophe, un penseur, un savant et un
révolutionnaire : je soupçonne qu’il était
aussi un homme politique. Et avant tout un esprit critique, un chercheur obstiné
de tout ce qu’on pouvait découvrir, pénétré
de la foi absolue dans la Solution inconnue.
Je l’ai rencontré la
première fois à son domicile, son lieu de travail (homme
heureux ! Son domicile pouvait être son lieu de travail). À
le voir se lever et venir à ma rencontre, j’ai dû dissimuler
ma surprise : je l’avais imaginé différent. Au lieu du
type traditionnel du "poète hongrois" à la János
Arany, il ressemblait à un diplomate anglais ou un savant
norvégien dans ses gestes, son expression intellectuelle et
raffinée, sa virilité disciplinée : un visage de l’âme dont chaque
trait a été formé et dessiné par des forces
intérieures, sous des sourcils broussailleux et un regard scrutant l’extérieur. Et son sourire
rappelait Voltaire.
Il ne tenait que son cigare à la
façon de Jókai, Mikszáth ou Sándor Bródy.
*
Il savait amuser et charmer ses
invités : il avait collecté ses nombreuses anecdotes
principalement dans les fouilles archéologiques où il
travaillait ; ses connaissances factuelles innombrables étaient
dissoutes dans ses esquisses humoristiques lancées à l’instar
des médicaments administrés dans de l’essence de vin de
Tokay ou les acides salutaires dans les eaux thermales. Il gaspillait ses
trésors avec l’élégance d’un Crésus
né, il savait offrir ses cadeaux sans qu’on le remarque, il
dissimulait ses lourdes pièces d’or dans les bouchées
d’aliments les plus simples qu’il offrait, avant de le nier et de
vous accuser de les y avoir cachées vous-mêmes.
Il n’aimait pas la flatterie mais il
n’a jamais froissé le flatteur pour autant ; il
préférait changer de sujet. J’ai du mal à dire du
bien de lui : son fin sourire flotte encore autour de moi.
*
Des mots…
"Sage" et "charmant"
– sont-ils compatibles ? J’essaye d’en goûter la
saveur – est-ce qu’un estomac simple peut digérer ce deux
ensemble ?
Ferenc Móra était un homme
aimable. Son départ est une grande perte – quelle chose stupide
que le corps humain ! Que de savoirs, souvenirs, pensées, projets,
quel rare nectar dans un récipient de chair et d’os – une
tumeur stupide quelque part dans les viscères peut le bousculer, le
renverser, et la terre indifférente le boit tel la neige fondante et
boueuse…
Pesti Napló, 11
février 1934.
[1] Ferenc Móra (1879-1934). Écrivain, conteur et poète hongrois.
[2] Oswald Spengler (1880-1936). Philosophe allemand, auteur du Déclin de l’Occident.
[3] Miklos Zrinyi (1620-1644). Militaire, homme d’état et écrivain hongrois.
Péter Pázmány (1570-1637). Jésuite, prédicateur et écrivain hongrois.
Berzsényi Dániel (1776-1836). Poète hongrois.
Ferenc Kölcsey (1790-1838). Poète et homme politique hongrois.
Miklós Wesselényi (1796-1850). Homme d’état hongrois.
[4] Mór Jókai (1825-1904). Romancier hongrois.
Kálmán Mikszáth (1847-1910). Romancier et homme politique hongrois.
István Tömörkény (1866-1917). Écrivain hongrois.