Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
afficher les textes en
hongrois
(avec des dessins de Karinthy)
le monstre aux pois jaunes
Sensationnel film
d’horreurs
Prochainement !
À
l’écran du Cinéma Picrate la semaine prochaine !
bande annonce !
éservé aux adultes dont les parents vivent encore, accompagnés de leurs grands-parents !
Les femmes ne peuvent que venir en compagnie d’hommes – et les hommes seulement sous la surveillance et le contrôle de la police !
Un examen médical
préalable est obligatoire !
Cardiaques s’abstenir ! Déconseillés aux nerfs fragiles.
Priorité aux poilus !
Dix pour cent de réduction aux employés de la morgue !
Demi-tarif pour les
bourreaux !
Des remontants, piqûres de camphre, seau, savon et serpillière sont à la disposition de l’honorable public au buffet. Des draps adéquats de différentes tailles, pour transporter au besoin des personnes à leur domicile.
Peigne et brosse à cheveux dans chaque loge ! (Afin de lisser les cheveux dressés vers le ciel.)
Peur assurée !
I.
extraits du film
1. Une grosse et noire patte de mouche
ne cesse de grandir sur le drap – on entend un faible ululement de
chouette. La patte de mouche s’étend encore : un ricanement
strident siffle, crescendo. Une voix de crécelle crie :
« Cette tache noire est une ampoule Tungsram[1] allumée semblable à la
conscience du capitaine Hugh ! »
2. Gros plan sur le visage de Daisy. Traits déformés par
une souffrance indicible, toute la tête pend de haut en bas, on entend
des rugissements de lion et des sifflements de serpents. Dans un plan à
part, des gouttes d’une sueur mortelles flaquent goutte à goutte.
3. Le colonel Horr, héros des pampas,
fixe un regard vitreux sur le spectacle horrible qui se déroule devant
ses yeux (évidemment on n’apprendra que plus tard dans le film ce
qu’est ce spectacle). Il murmure doucement comme pour
lui-même : « Épouvantable,
épouvantable ! » Gros plan sur ses jambes qu’il
sent la peur lui couper. De nouveau, cinq minutes plus tard, la tête du
colonel devenue chenue, et ses lèvres étroites
chuchotent : « Oh, horreur, horreur ! ».
4. Visage du capitaine Hugh, le monstre aux pois jaunes. Il
fait grincer ses dents en un rictus infernal, le paroxysme de la
cruauté. Le poing violemment serré du même personnage. Il
susurre d’une voix retenue : « ça y est ! Je le
serre ! Je vais en presser l’âme ! »
5. Daisy
fixe la profondeur. Elle ne dit que : « Monstre…
monstre… monstre. » Puis elle commence à sombrer.
6. Un lion saute dans un hurlement à
casser les tympans.
7. Viscères foulés, dans
une auge.
8. Chute d’un rocher du haut
d’une montagne, un cri retentit depuis le bas.
9. Le colonel Horr
gît au sol, un serpent python s’enroule autour de son corps, il lui
serre justement le cou. Le capitaine Horr râle.
10. Gros plan. Un homme, visage et
vêtements éclaboussés de sang, en sang des pieds à
la tête, le visage effrayant, lève haut un énorme couteau
ensanglanté afin de le plonger dans un cœur.
Devant lui Daisy, blanche et blême,
en manteau et en chapeau.
Daisy
(d’une voix mourante) : « Alors vous n’avez pas
de cœur ? »
Homme
sanguinaire au couteau (d’une voix
éraillée) : « Non ! »
II.
le film lui-mÊme
1. Le capitaine Hugh, correspondant à
l’étranger de la Société Naturaliste britannique,
revient justement d’un voyage d’études en Afrique
d’où il rapporte des matériaux au Muséum et à
l’Association Nationale des Taxidermistes, ainsi qu’à
l’Institut d’Entomologie. Il est accompagné de sa femme, la
blonde et douce Daisy. Ils rencontrent sur le paquebot le savant colonel Horr qui voyage pour des expériences zoologiques. Le
colonel a le béguin pour la belle Daisy, mais celle-ci le
prévient que son mari est épouvantablement jaloux, on dit
qu’il a déjà plusieurs
hommes sur la conscience – encore qu’il évite d’en
parler dans des compagnies plus nombreuses, par exemple des assemblées
populaires. Horr mettra cette affaire
délicatement sur le tapis devant le capitaine Hugh qui, profitant de
l’occasion que le film en couleur n’a pas encore été
commercialisé, ne rougit même pas sous le poids des
soupçons, feignant l’indifférence afin de détourner
la conversation, d’où Horr aux yeux
perçants conclut immédiatement que le capitaine a quelque chose
à se reprocher. « Capitaine, vous n’avez pas la
conscience tranquille », remarque Horr,
Hugh lui répond alors en plaisantant, et le capitaine file en rasant les
murs, accompagné du râle des fauves enfermés dans leur
cage.
2. Horr tient
à la main le portrait de Daisy à l’envers, sur le portrait
la tête de Daisy pend vers le bas. Quand Daisy découvre cela, elle
rit de bon cœur (gros plan ; visage hilare figé en un rictus),
elle inflige une chiquenaude à la joue de Horr
et lui demande de l’accompagner au parc pour y visiter les collections
d’animaux et d’insectes de son mari. Promenade agréable.
3. Pendant la promenade Horr
s’arrête, fixe le sol. « Qu’y a-t-il,
Colonel ? » « Regardez, Daisy, cet insecte
intéressant là, dans l’herbe ! »
« Qu’est-ce que c’est ? » « Celui-ci,
si vous voulez, est une variété rare d’asticot
d’Alaska, complètement poilu (gros plan.) » Daisy
observe l’animal avec curiosité, la neige commence à
tomber. Horr ne remarque même pas qu’il a
oublié de mettre son chapeau, sa tête se couvre de neige.
C’est ainsi qu’ils continuent leur promenade la tête
enneigée jusqu’à ce que Horr
s’arrête une nouvelle fois. « Voyez-vous, Daisy, cette
sorte de monticule ? Ce tas a été amoncelé par une
variété de blaireau d’Asie, c’est ici qu’il
s’est installé. »
4. Le capitaine Hugh se cache dans les
broussailles pour mieux espionner sa femme et le colonel Horr.
Il serre un objet dans sa poche. Il est déjà sur le point de
bondir quand brusquement son visage se crispe. « Maudite
puce », crie-t-il, et il fouille sauvagement dans sa chemise –
enfin il l’attrape. Gros plan : « ça y est !
je la tiens ! Je vais t’exterminer, sale
bête ! »
5. Daisy et Horr
font du ski ensemble. Horr invite Daisy à
s’asseoir sur une luge pour glisser. Daisy monte dessus debout, puis
assise, regarde vers la profondeur et (gros plan), crie « mon…
monstru… monstrueusement
chouette ! » et glisse.
6. Dans son désespoir de voir sa
femme tout le temps en compagnie de Horr, Hugh
décide de constituer une ménagerie. Il achète son lion
à un cirque ambulant.
7. Horr
prédit à Daisy qu’elle se libérera de son cruel mari
– il se réfère aux prédictions des anciens
haruspices Hongrois, et lui montre comment ils faisaient sur des intestins de
veau.
8. Une grosse pierre tombe du cœur de
Daisy soulagée.
9. Le colonel Horr
présente à Daisy son dernier outil de dompteur, un tuyau
d’arrosage apprivoisé en caoutchouc, du jardin zoologique, il
l’enroule à son gré autour de ses hanches ou de son cou.
10. Le Capitaine Hugh, après que sa
femme a cohabité jour et nuit avec le colonel Horr
depuis deux mois, décide de divorcer. Il est presque sur le point
d’exécuter ses projets monstrueux quand il est pris d’un
brusque épuisement définitif qui l’emportera en quelques
mois. Puisqu’il ne peut plus nier avoir commis le meurtre, les jeunes
s’appartiennent et Daisy se précipite dans son bonheur chez le
boucher pour se procurer les ingrédients du repas nuptial.
Daisy
(au boucher) : Alors vous n’avez pas de cœur ?
Boucher :
Je n’en ai pas.
Daisy : Bon,
alors donnez-moi du foie, je pourrai toujours en faire une terrine en
entrée.
Dernier
encart : Évidemment on va censurer le film pour vous faire
plaisir. D’ailleurs si vous voulez avoir peur : hou !
Színházi
Élet, n°6, 1934.