Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Semaine des soldes

Je solde mon carnet

 

(Je feuillette mes notes de la semaine : des pensées, des thèmes, des projets, de petites observations. Que peut-on en tirer ? Des mots derrière lesquels se blottissent des inquiétudes et des problèmes suffisants pour plusieurs volumes, des histoires entières dont parfois un petit pour cent, tout au plus, mérite d’être préservé… C’est le point de vue de l’actualité qui me cause le plus de difficulté : à de petits événements du moment se joignent des découvertes de validité éternelle, alors qu’ailleurs je ne pourrais expliquer et justifier la rectitude de réflexions de principe, hors du temps, que par des petits faits du jour insignifiants, oubliés le lendemain… Quel métier détestable, tantôt c’est la matière qui est problématique, tantôt la qualité, tantôt c’est l’élaboration… Le diable emporte tout cela, le mieux est de verser le lot dans la vitrine, tel quel, déchets compris… À vous de trier ! Semaine des soldes ! Voyez nos prix ! – entrée libre !)

 

VienneMille cinq cents, peut-être même trois mille morts…[1] L’image n’est pas encore claire, mais les journaux hongrois et étrangers ont l’air de voir exprimé sans réserve l’importance de l’événement dans la grandeur de ce nombre, ils évoquent avant tout le nombre des morts. C’est surtout Berlin qui se targue d’avoir excisé sa tumeur maligne, la social-démocratie, au prix de moins de sang. (Puisque nous en sommes à une comparaison chirurgicale, ne pensez-vous pas, camarades Vienne et Berlin, que ces deux mots, "socialisme" et "démocratie", hélas, se répondent tout au plus dans une comparaison, comme, disons, le cancer et le foie. Il est possible que le socialisme ait été un cancer, mais la démocratie est un organe vivant et important du Prométhée malheureux de la théorie d’un État libre. Je ne crois pas qu’il existe un seul chirurgien qui se vanterait d’avoir su extraire une tumeur cancéreuse accrochée au foie avec le foie tout entier…)

 

Vienne… Mon cœur saigne pour eux très très fort… Ce n’est peut-être pas une lèse-majesté, puisque Mussolini lui-même incline son drapeau devant les vaincus… Qu’ils étaient beaux les palais de rêve et les Siedlungs dont le mur vient d’éclater dans le bruit des canons tels la bulle de savon des rêves farfelus…

 

Vienne… Mille cinq cents ou trois mille… Ne s’agirait-il donc que de cela ? Je peux imaginer une révolution sans faire couler le sang, où l’on aurait perdu plus que nous à Mohács[2] et un tremblement de terre en Asie avec cent mille morts, qui ne déplaceraient pas d’une minute la roue du temps, ni en avant ni en arrière… Il s’agit d’autre chose ici, mon ami. Les metteurs en scène de la guerre civile latine qui ont réglé la lutte des idéologies dans un duel symbolique de trois Horace et de trois Curiace, avaient mieux compris l’essentiel que ces avides de sensationnel qui s’imaginent que la souffrance de trois mille personnes fait plus de mal que celle d’une seule…

 

Vienne… Pour toi, poète, la souffrance est une, elle tenaille là dans la question éternelle : veux-tu, et si tu veux peux-tu vivre sans conscience ? Parce que sinon… Autrefois tu luttais pour la liberté d’expression. Maintenant, aux jours où il faut rendre des comptes, le plus que tu peux faire est d’exiger pour toi le droit  de te taire, la liberté de se taire.

 

*

 

Cinéma et musée de cire… Ce film grotesque est effectivement horrible… Même moi j’ai détourné la tête à la scène de l’exécution. Plus tard j’ai pensé qu’il m’est déjà arrivé plusieurs fois dans la vie d’avoir à affronter la réalité, triste et bouleversé, mais pas horrifié… La réalité n’est jamais aussi horrible que sa représentation dans un musée de cire.

 

Chute d’une automobile. À propos du cinéma, encore. Aux actualités on fait rouler et tomber une auto mise au rebut dans un ravin… Lorsque l’épave craque et se casse en morceaux, une dame sensible s’est écriée : « Oh, la pauvre ! » Elle avait tout à fait raison. C’est la mère archaïque de l’übermensch technocrate qui a parlé dans son cœur.

 

Femme nerveuse. Elle représente la dernière génération de la lignée des Ève… Une espèce en voie de disparition… Que puis-je en faire ? Allez, va te faire analyser, Ophélie.

 

Mari prétentieux.  Pour traîner la dame jusqu’à la berge, le courageux sauveteur a été obligé de lui frapper les mains qui gesticulaient et de la tenir au-dessus de l’eau par les cheveux. Le lendemain, le mari l’a provoqué en duel pour cette insulte nautique. Il en voulait vraiment à ce sauveteur de la vie de sa femme.

 

Le mort reste jeune. Mon ami me raconte : ma première femme avait trente ans quand elle est morte, la seconde vingt quand je l’ai épousée. Durant dix années elle me reprochait que je ne la comprisse pas, j’étais habitué à une femme "plus âgée". Un jour qu’elle allait encore revenir là-dessus, je lui ai dit doucement : « Mon petit, ma pauvre première femme a été plus jeune que vous ». Cela lui a fait un choc, elle ne revient plus depuis sur le sujet.

 

Joueurs d’échecs. J’étais témoin dans un duel. L’accord s’est fait sur un duel à l’épée avec de sévères conditions, car les témoins de notre adversaire pressaient les pourparlers : il s’avéra qu’ils avaient interrompu une partie d’échecs pour nous entretenir et ils avaient hâte de la reprendre.

 

Le vol du Do X[3] a été annulé. Autrement dit : vanité. Je retrouve dans mon porte-monnaie le billet avec lequel l’été dernier j’aurais pu voler jusqu’à Budapest avec le Do X si celui-ci n’avait pas été accidenté. J’avais pourtant prévu de sortir de l’avion géant quand il se poserait sur le Danube avec ces mots : « I am Karinthy, where I am ? » (à la Lindbergh).

 

L’œuf de Colomb. Celle-ci est aussi une de ces conventions mensongères, celle de l’œuf de Colomb, que l’on mentionne comme exemple d’école du raisonnement (j’ai déjà eu l’occasion de développer mon avis général sur "la raison"). De quoi s’agit-il ? Colomb pose le problème : faites tenir cet œuf sur la pointe. Les gens essayent, ça ne marche pas. Pourtant c’est simple, dit Colomb, et il casse le bout de l’œuf. Un cas typique du moyen le plus brutal d’induire l’interlocuteur en erreur, quand "la raison" trompeuse ne répond pas à la question posée. En effet, la question n’était pas comment faire tenir debout un œuf à la pointe brisée, mais exécuter la même chose avec un œuf intact.

 

Vous vous asseyez et vous écrivez… Un journaliste de mes connaissances du café m’a longtemps torturé par cette phrase facile. Dès qu’il me voyait là, retiré pour travailler, il venait à ma table et remettait ça avec des hochements de tête faussement envieux : « Pour vous, Monsieur le Rédacteur, c’est facile, vous n’avez qu’à vous asseoir et mettre quelque chose sur votre papier… ». Fort heureusement, récemment il a été condamné à deux mois de prison à cause d’un article diffamatoire. Le jour du verdict j’ai saisi l’occasion et je lui ai répondu du tac au tac : « Parce que vous, vous faites tout à l’envers : vous écrivez d’abord, vous vous asseyez ensuite ».

 

Mot d’enfant – ou je préfère dire : "cœur d’enfant". Popaul est puni par Mademoiselle. Popaul crie amèrement : « Gare à toi ! La prochaine fois c’est toi qui seras Popaul, et c’est moi qui serai la Mademoiselle ! »

 

Statues emballées. Tout un tas de statues de Budapest sont emballées pour l’hiver afin qu’elles ne souffrent pas du gel. Le touriste étranger qui visite notre capitale pourra raconter à son retour chez lui : je n’ai rien vu des chefs-d’œuvre de la sculpture hongroise, mais je peux dire que peu de pays respectent et soignent autant leur art que les Hongrois.

 

L’avocat de mon créancier. Il m’a adressé un courrier me priant, si ce n’est pas pour une autre raison, au moins pour sa mauvaise situation financière, de régler enfin les frais d’avocat dont le montant est le double de la dette initiale. Le reproche du bourreau au condamné : « Dites, pourquoi retardez-vous l’exécution avec tous ces appels et demandes de clémence ? Vous devriez avoir pitié de moi, cette année vous seriez mon premier cas, j’aurais terriblement besoin de ces quelques foutus pengoes qu’on daigne bien m’octroyer pour chaque exécution ».

 

Pesti Napló, 18 février 1934.

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[1] Du 12 au 16 février 1934 de durs combats ont opposé des socialistes et des forces fascistes soutenues par l’armée. Les Siedlungs sont des lotissements ouvriers.

[2] Bataille perdue par les Hongrois contre les Ottomans en 1526.

[3] Do X : Hydravion de la compagnie Dornier construit en 1929.