Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
"MON CHAPEAU EST HAUT DE FORME"
Méditations
devant une carte de visite
Je sors ma carte de visite, je devrais
écrire un mot dessus. J’ai envoyé le garçon chercher
de l’encre, en l’attendant je la tiens, je la tourne, je la regarde
entre les doigts.
Ma carte de visite. Seul mon nom figure
dessus, rien d’autre. Celui qui connaît mon nom, sait à qui
il a affaire, or celui qui ne me connaît pas, je ne saurais pas lui
tourner la tête en soulignant mon métier, ma profession ou ma
qualité. Dans mes moments de méditation, quand je vois les choses
simplement, en elles-mêmes, indépendamment de leurs relations
à d’autres, j’ai l’impression que même le nom
seul est de trop, un parfum de vanité et de vantardise flotte
derrière – mon nom m’a été donné par ma
famille, dans le but évident qu’on ne puisse pas me confondre,
pour me distinguer. L’identification de la personne commence donc par le
nom. Or moi-même, la seule personne tout de même dont je sais
certaines choses, même si je les sais par autrui, je n’ai pas
l’habitude de l’appeler par son nom. Pour être tout à
fait franc, il conviendrait de se limiter et d’écrire simplement
sur ma carte de visite : moi.
Dès les pages de l’annuaire
du téléphone on prend au sérieux l’envie de donner
une preuve factuelle à son droit à la vie. Mon nom y figure, et
on y adjoint : écrivain.
Bon. Bien… en effet. Si on pouvait
être quitte à si bon compte, je m’en contenterais.
Effectivement, j’écris. Assez souvent. Il est vrai que non moins
fréquemment, je mange, je me promène et discute – pourtant
on s’étonnerait si j’écrivais à
côté de mon nom sur ma carte de visite : « mangeur »,
ou « promeneur », ou « discuteur ».
Il est vrai que ces qualificatifs ne me
distingueraient peut-être pas suffisamment. Il faut que je sois
reconnaissable par celui qui ne connaîtrait pas mon visage – par
celui qui, s’il a affaire à moi, n’accepterait pas mon
existence sans m’avoir englobé dans quelque catégorie. Car
il ne me reconnaîtrait comme existant que pour complaire à la
catégorie reconnue comme existante. Voulez-vous dire, s’il vous
plaît, qui vous êtes ? Moi ? – répondrais-je
bêtement si j’étais sincère – ben…
euh… moi… ne le voyez-vous pas ? – Bon, d’accord,
mais qu’est-ce que vous êtes ?... – Qu’est-ce que
je suis ? Ben, ce que vous voyez… Oui, mais qu’est-ce que je
vois ? Ben… pour moi
c’est quelque chose… Vous dites que pour vous aussi… je ne
sais pas vraiment… Pour moi,
dites-vous ? Qu’est-ce que vous entendez par là ?... Pour moi ça ne peut être
rien jusqu’à ce que j’apprenne de vous ce que
c’est… - Mais si vous ne vous rendez pas compte par vous-même
de ce que c’est… Moi je ne peux pas vous dire ce que c’est pour vous… Bref, vous
n’êtes rien. – Pour
vous, apparemment je ne suis rien. – Eh bien, si vous n’êtes
rien, alors vous n’existez pas.
C’est peut-être un peu
exagéré que je n’existe pas. Il vaut mieux nous rabibocher,
d’accord, je consens pour que vous m’englobiez dans un groupe.
D’accord, s’il ne
s’agissait que d’un groupe…
Ça me permettrait peut-être de m’apprendre ce que je suis pour vous, en
réalité.
Le problème commence
là : la société à qui j’ai confié
la tâche de m’englober dans un groupe distinct n’arrive pas
à se mettre d’accord où m’englober. J’étais
déjà sur le point de noter sur ma carte de visite la
qualification de l’annuaire de téléphone, quand une
circulaire m’est tombée entre les mains sur laquelle je pouvais
lire à côté de mon nom : abonné.
Alors là, quoi écrire ?
Aucun ou tous les deux ? Ou tous les autres ?
Dans ce dernier cas je devrais faire faire
une carte de visite grande comme un drap. Car, par exemple, dans le bulletin
scolaire de mon fils écolier, je ne suis ni écrivain, ni
abonné, mais simplement : parent.
La société n’arrive pas
à y voir clair. On me tiraille de gauche et de droite, dans tous les
sens, chacun revendique ma modeste personne comme sienne, je ne comprends pas
ce qu’ils me trouvent.
Toutes ces choses que je suis. Voyons un
peu.
Je suis par exemple un contribuable. Je
figure sur une liste en tant que tel. Encore heureux que ce soit reconnu.
Puis, je suis un citoyen. Bon,
d’accord, disons que c’est un rôle passif, encore que cela
exige de temps en temps un peu d’activité, par exemple à la
guerre il faut avoir décapité une trentaine de Turcs. Un autre
rôle actif est d’avoir à annoncer la couleur dans le
tram : est-on de ceux qui viennent de monter ou de ceux qui
s’apprêtent à descendre ? À la vision du monde
de laquelle de ces catégories vais-je m’identifier ? Dans les
deux cas je dois agir, fermement et sans tarder.
Au magasin j’apprends que chacune de
mes qualifications auxquelles je me fiais jusque-là était
chimérique. Je suis un acheteur. Adolf, occupez-vous du Monsieur.
Chacun trouverait bizarre si
j’écrivais sur ma carte de visite : public ou lecteur.
Pourtant je le suis.
Je suis aussi donateur gracieux, si je
veux. Je suis aussi un individu, en tant que catégorie scientifique et
c’est encore un cas favorable, car au tribunal par exemple je ne compte
que pour moitié en tant que partie.
D’après Endre Ady, je suis
aussi "majesté", comme tout être humain.
Il en résulte que je commence
à soupçonner que je suis le chapeau haut de forme de János
Arany :
Mon chapeau est haut de forme
Ça n’a rien d’une
bagatelle –
Une hauteur quand je le porte,
La profondeur lorsque je
l’ôte.
Je clos par-là mon propos, je me
recommande à vous. Ah oui,
j’ai failli l’oublier : je suis aussi votre serviteur. On va
en rester là. C’est ce que je ferai imprimer sur ma carte de
visite.
Pesti Napló, 25
février 1934.