Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
SUCCÈS ET RÉUSSITE
Ainsi
qu’un exemple pertinent
À dix heures du soir, dans le local en
sous-sol du café (en sous-sol !) une conférence
éducative pour la jeunesse sous le titre "La voie de la
réussite". Les organisateurs ont invité un
député du parlement, un médecin psychiatre, une avocate et
un écrivain pour intervenir. C’est ma modeste personne qui est
censée représenter cette dernière catégorie. Le
psychiatre (un psychologue adlériste[1]) traite dans son dense discours les
conditions dont l’ordonnancement dans l’âme humaine permet de
mettre en évidence les éléments nécessaires
à la réussite. Dans tout désir de réussite il y a
quelque chose de maladif, mais toute maladie n’assure pas la
réussite ! Très juste. L’autopsie constate à
propos de Napoléon que le diagnostic était le bon, le freudisme,
l’adlérisme, le stekelisme[2] peuvent s’attribuer un bon point.
Poursuivons. L’avocate, une Budapestoise amusante, médit des
hommes, exprime son soupçon que toute la comédie de la courtoisie
envers elle n’est que jalousie pécuniaire. Hilarité, Madame
l’avocate elle-même affiche un sourire satisfait, le rire est
toujours signe de succès, qu’on rie de nous ou de la personne que
nous moquons. Ensuite. Le député au parlement aborde la situation
de l’Europe, chaque pays possède une façon de constituer
son état, ce qui convient à la France n’est pas bon pour
nous, l’allemand peut manger ses knödels et sa dictature, nous
n’en voulons pas. C’est bien ainsi, l’intervenant a dit
juste, seulement il n’a pas touché un mot de ce qui permet de
savoir comment, en possession de ces vérités, on peut devenir
conseiller d’état ou directeur général d’une
firme de textiles. Je finis moi-même par me soumettre à la
règle du jeu, je me lève et je débite quelques excellentes
blagues juives, sur le bon et le mauvais commerçant, sur les opinions de
madame pipi, tout le monde rit, l’animateur nous remercie pour la
plaisante soirée, un jeune homme furieux se dresse, exige du travail
pour les chômeurs, et le vestiaire ramasse les dix fillérs.
*
Sur le chemin du retour me revient par
hasard à l’esprit (l’homme est distrait) ce sujet sur la
réussite et le succès. Que répondrais-je si un jour,
au-delà des enquêtes et interviews et sondages, quelqu’un me
posait la question de façon
sensée : il ne me demanderait pas mon opinion (ça
n’intéresse pas plus les autres que moi-même), il me
demanderait ce que j’ai expérimenté
dans ce domaine, sur moi-même et autrui, ici et maintenant à
l’époque dans laquelle nous vivons.
Ma première réponse serait
probablement que le secret de la réussite n’est certainement pas
de tenir une conférence sur la réussite. Il est vrai qu’on raconte
l’anecdote de ce pauvre jeune américain qui a mis une annonce
"envoyez-moi un dollar et je vous écrirai comment vous pourrez vous
enrichir rapidement" et qui a répondu brièvement à
ses donateurs "voyons, comme ça" ; mais ce n’est
qu’une légende, et en ce qui concerne les volumes de sagesse que
j’ai commis sur ce sujet sub specie
æternitatis[3], je
sais de mon éditeur qu’il en a vendu très peu, et pourtant
je n’ai encore pas reçu de dépêche de Roosevelt
m’invitant à la Maison Blanche pour y mettre de l’ordre,
peut-être est-ce le local en sous-sol qui lui a déplu.
Je remarque de façon
générale que ces dernières années, dans tout le
monde cultivé (j’ignore l’esprit de l’époque en
Afrique), aussi bien dans le commerce que l’industrie, la politique ou
l’art, les hommes qui réussissent sont toujours ceux qui
fonctionnent dans un autre domaine
que celui où leur naissance les avait prédestinés, ou qui
dans leur métier font autre chose
que ce qu’ils ont appris. Comme si on avait joué un gigantesque
jeu de "chaises musicales", que chacun aurait sauté au pied
d’un arbre qu’il aurait pu atteindre, et essayé d’en
cueillir les fruits, les chanceux ont trouvé des pommes grenades, les
autres seulement des poires sauvages ou des nèfles. Un savant ou un
pianiste virtuose est devenu président de la république, tandis
qu’un président de la république est devenu artisan ou,
dans un meilleur cas, un émigré. Nous vivons des temps
napoléoniens. Et comme il est normal dans des temps comme ça, le
goût public est dirigé par des Talleyrand et des Machiavel –
ce qui plaît c’est avant tout la carrière
"vertigineuse" et seulement deuxièmement (après les
Waterloo, obligatoires dans tout napoléonisme) le talent nécessaire
pour faire carrière. Le succès légitime tout, et il
n’est pas la peine de justifier le droit au succès –
l’opinion publique est romantique, elle donne une chance à chacun,
elle salue l’habileté ; celui qui retombe toujours sur ses
pieds, est forcément digne d’être hissé sur le
pavois. Est-ce du dilettantisme ? Disons plutôt le règne de
la publicité. Ce qui bien sûr ne veut pas dire qu’un talent
excellent dans son métier, sa vocation ou son art, voire un
génie, ne pourrait pas réussir aussi bien qu’un dilettante ;
il doit seulement veiller à cacher ses meilleures forces et à
souligner une faculté secondaire ; car, par exemple, qui lit les
excellentes préfaces de Bernard Shaw, et qui ne connaîtrait les
blagues moyennes qui ont permis que le nom de Shaw parcoure la presse
mondiale ?
Ce
savoir désinvolte afin de gagner sa vie, dit notre
Madách ; au demeurant, ces temps-ci, il commence à
être reconnu grâce au bon vouloir d’on ne sait encore quel
représentant en bretelles promu empereur de théâtre ou
producteur de cinéma, qui par chance aurait compris de travers un compte
rendu de la Tragédie de l’Homme et qui y flairerait un excellent
sujet pour sa prochaine revue. Pour l’instant il n’y a donc rien de
grave, aussi longtemps qu’en plus de sculpter des pieds de chaises,
Michel-Ange a aussi le droit de peindre en secret, nous pouvons compter sur le
Kepler de notre temps que la générosité impériale
garde volontiers à sa cour à cause de ses magnifiques horoscopes
et ses nativités (j’ai
failli écrire naïveté !) ; qu’il utilise ses
heures libres pour la recherche des lois des planètes. En tout cas,
celui qui cherche le succès doit veiller aux pauvres contradictions, tant appréciées de notre
temps : si je loue l’intelligence de la jeune écrivaine qui
vient récemment de réussir (son roman a remporté un prix),
c’est non seulement parce qu’elle est jeune (c’est
très important dans un domaine intellectuel où, n’est-ce
pas, c’est celui qui est jeune et sans expérience qui peut nous
dire le plus sur la vie) mais aussi elle souligne avant tout aux journalistes
qui l’assiègent que son métier est d’être
ouvrière du textile.
J’ignore si elle a appris à
tisser des contes et des histoires (je n’ai pas encore lu son roman),
mais qu’elle n’a rien à apprendre en matière de
tissage d’intrigues, cela, je le constate déjà après
ses déclarations intelligentes et dégourdies.
*
En un mot, tu peux faire tout sauf ce que
tu sais faire et ce qui doit être fait. Improvise une
"innovation" sur une vieille veste, un bouton en plus ou en moins, un
revers plus large, un pan plus long, tu as des chances de récolter un
succès mondial – mais ne songe surtout pas à
découvrir une nouvelle
manière de se vêtir, un habit meilleur, plus confortable, plus
beau que l’ancien. J’ai rendu visite ce matin au photographe Veres,
une vieille connaissance, car j’avais lu dans le supplément
scientifique de notre journal qu’il aurait réussi la photographie
en couleur. Il m’a accueilli avec joie et s’est mis aussitôt
à me guider dans son art : les prises de vues en couleur sont effectivement
splendides, leur principe est aussi simple que celui de la photographie
ordinaire et elles peuvent être reproduites tout aussi simplement. Son
innovation pourrait aussi être transposable au cinéma car la
durée d’exposition est normale. Quand je lui ai demandé
s’il était passablement assiégé de commandes, il
n’a fait qu’un geste désabusé. Personne n’en
veut, tu vois. Personne n’en veut ? – j’ai
écarquillé les yeux. – À ma connaissance les gens
aiment beaucoup les anciennes photos compliquées, imparfaites et
colorisées. Ils redemandent celles-là, même depuis que
l’innovation existe. – Je ne comprends pas, comment c’est
possible ! Puisque les nouvelles sont plus belles, plus vraies, plus
authentiques, c’est une véritable nouveauté
révolutionnaire ! – C’est justement là que le
bât blesse, mon ami, on prétend que mes couleurs sont trop naturelles.
Trop
naturelles – Entendez-vous cela, Dieu de la Nature ?!
Pour notre époque le sucre est trop
sucré, on préfère la saccharine – le ciel est trop
bleu, le soleil est trop lumineux, on fait davantage confiance aux spots des
studios, et la vérité est trop vraie, elle devrait être
remplacée par… par la poésie ? Oh non ! Nous
n’en sommes quand même pas là !
N’est-ce pas le conte
d’Andersen que je rêve : la rose couverte de rosée,
rejetée avec dégoût par la princesse lorsqu’elle a
appris qu’elle était vraie et non une fleur artificielle ?
Pesti
Napló, 11 mars 1934.