Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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UNE BONNE PETITE PALABRE

Ou plus finement : conversation péripatétique sur le monde intellectuel

Mon cher et très vénéré Paul Valéry poète français qui, comme nous savons (comment diable nous pourrions ne pas le savoir alors que nous lisons, nous aussi, le Petit Journal Illustré), a convoqué une réunion au palais parisien de la Coopération Intellectuelle de la Société des Nations dans le but de sauver la culture et la civilisation européennes et les protéger contre la barbarie ; on y a traité même de politique intellectuelle. J’ai vraiment beaucoup de respect pour mon confrère député de l’intellect ayant pris la parole avant moi dans ce parlement de l’esprit international à constituer, j’ai également parcouru avec une joie douloureuse la belle déclaration qu’il a donnée à un journaliste à cette occasion, et en particulier ce passage : « Les produits les plus élevés et les plus profonds de l’esprit sont à tel point individuels qu’il est impossible de les réduire à une échelle sociale comme  des unités d’heures de travail, c’est pourquoi la politique matérialiste et l’économie s’opposent de nos jours de plus en plus à l’intellect ». Et plus loin : « toutes les frontières sont artificielles, ce sont des inventions politiques… »

Il en est ainsi, et c’est ainsi que nous l’avions vu, clamé chaque fois que cela était possible, l’un dans sa soif de culture, l’autre par patriotisme, le troisième simplement en tant que penseur et esprit logique, nous étions tous parvenus à la même conclusion lorsque cela était encore… Cher Monsieur Valéry, si je remets aujourd’hui cette question sur le tapis par écrit, ce qui est tout de même mieux (tout au moins nous pensions autrefois que c’était mieux), c’est parce que c’était par hasard le sujet de notre palab…, pardon, de notre conversation avec Jenő ce matin au café. Pardon, excusez ma négligence, je me rends compte que vous ne savez pas qui est Jenő. Vous risquez d’imaginer chez vous, tels que les grands Maurice imaginent la petite vie intellectuelle hongroise, que Jenő serait une célébrité mondiale de la littérature, et que nous mènerions notre dialogue dans les formes parlementaires de l’intellect… Non, non, acceptez que Jenő soit une de mes connaissances profanes, un modeste médecin, nous ne nous étions pas vus depuis longtemps, nous nous sommes rencontrés par hasard, il avait à faire, moi aussi, pourtant nous nous sommes tant réjoui que nous nous sommes dit : zut alors, c’est tout de même jour de fête, les Ides de Mars, la liberté et tout le tralala, asseyons-nous une petite heure pour deux petits verres de prune dans ce café calme et…

Il est important, Monsieur Valéry, que vous vous fassiez une image de la fraction hongroise du parlement mondial de l’intellect telle qu’elle est non telle qu’elle n’est pas.

 

*

 

Vous, vous convoquez les confrères intellectuels et les correspondants de presse dans la barque de Noé de votre modeste petit château parisien, afin de les alerter du terrible danger qui menace les aristocrates de l’esprit, étant donné que tôt ou tard (pensez-vous, et cela vous révolte) il pourrait arriver que le représentant du pouvoir politique, disons l’homme d’État responsable, ne tienne pas compte de l’opinion d’un poète et penseur reconnu sur la situation politique et par conséquent sur la marche à suivre, alors que ce matin vous aviez examiné à fond votre idée dans votre baignoire, tout comme votre confrère intellectuel Archimède avait examiné en son temps la sienne. L’homme d’État n’en tient aucun compte, pourtant le poète a communiqué sa découverte par un eurêka retentissant dans les colonnes du Matin ou du Figaro, paraissant en un demi-million d’exemplaires ; ainsi avait agi son prédécesseur génial dont l’idée, comme nous savons, a exercé un effet si bénéfique sur l’évolution de la culture scientifique et de la civilisation.

Impossible de travailler ainsi à votre grand œuvre du progrès et des lumières, dites-vous, indigné. Or que vaut la vie sans cela pour un élu de l’esprit, que vaut le laurier du poète, que valent la reconnaissance et la compréhension des autres élus, sans même parler des méprisables conditions matérielles ?

Monsieur Valéry, vous êtes un homme heureux avec votre célèbre nom français mais qui sonne tellement hongrois à nos oreilles.

Un homme heureux d’avoir le temps d’être désemparé à propos de ces grands sujets - un homme heureux qui peut s’offrir d’être si malheureux.

Savez-vous comment nous nous sommes séparés, Jenő et moi, après une heure de conversation, dans l’éclat crépusculaire de nos yeux sous l’effet de quelques petits verres de prune ?

Nous avons encore piétiné quelques minutes dans la rue, souriants, nous serrant la main, et c’est moi qui ai fini par dire la cause de notre belle humeur : eh bien, mon cher, cette petite heure de palabre m’a fait du bien, parole d’honneur, j’en ai oublié mes problèmes et même mes dettes. Tu as raison, m’a avoué Jenő, moi aussi j’ai passablement fait attendre mon patient gratuit avec sa calvitie, ça m’a fait vraiment du bien de causer sur ces absurdes questions scientifiques dont la littérature technique abonde de nos jours… Mais j’ai aussi été bigrement intéressé par ce que tu viens d’improviser sur cette nouvelle forme de rimes… Et sur l’avenir de l’amour dans la société centrée sur l’individu… Mon vieux, si l’homme se met à… Mais tu as raison, rien ne vaut une bonne petite palabre, les occasions sont si rares… Bon, salut mon vieux, cours à tes affaires, tu vas rater le bureau qui n’est ouvert que jusqu’à deux heures et si tu arrives en retard, je te préviens, ils emportent tes meubles.

 

*

 

Conférence mondiale sur l’esprit ? Coopération active dans la lutte contre la menace du retour du Moyen Âge, Monsieur Valéry ?

Quant aux conditions locales (je ne peux rendre compte que de celles-ci, mais je soupçonne que chez vous ce n’est pas différent), pour le moment je serais très satisfait si revenaient seulement les bons vieux temps quand les représentants de l’esprit pouvaient se réunir sans remords pour des conversations péripatétiques dont ont germé (vous et moi le savons, mais combien sommes-nous ?) la culture et la civilisation européennes entières, dans le jardin d’Akademos - de belles petites conversations que dans ma jeunesse nous appelions palabres, et dont j’ai le regret de vous dire qu’elles sont tout simplement passées de mode.

 J’ignore si l’esprit barbare du temps hurlant l’action et l’obéissance aveugle oblige oui ou non Madame Olga à inviter exclusivement d’excellents bridgeurs dans son salon tant convoité, je sais seulement que dans ce même salon, il y a vingt ans, des gens amusants, intéressants et talentueux se rencontraient sans aucun programme particulier, puisqu’ils n’avaient pas besoin de programme, tout le monde savait que ces gens amusants, intéressants et talentueux converseraient de sujets amusants, intéressants et talentueux, comme on pouvait s’y attendre : ils exposaient leurs pensées, leurs observations, leurs projets, profitaient les uns des autres, et le lendemain ils poursuivaient, électrisés, leurs travaux sur le champ de bataille de leur ambition, à l’atelier, au bureau, derrière leur table de travail.

Eh oui, la conversation, ce genre apparemment futile et superflu, de l’art pour l’art, est passé de mode - les gens qui se rencontrent en société haussent les épaules : à quoi bon ? Qu’est-ce que cela rapporte ? Laissons les politiciens et leurs conférences - allons, Messieurs, le temps c’est de l’argent, la table de jeu est dressée.

Palabres !

En hongrois palabre se dit douma. Ce n’est pas un hasard si le parlement stérile et improductif de la Russie tsariste portait ce nom, les Hongrois voulaient inconsciemment peut-être moquer l’âme slave déliquescente en d’infinies conversations et sentimentalismes.

Le monde change en Russie aussi. Le temps de l’étrange bavardage, caractéristique des héros de Dostoïevski appartient au passé.

Ce n’est plus un esprit, c’est un fantôme.

Excusez-moi, Monsieur Valéry, je ne peux pas continuer - le lecteur est impatient. Je le connais.

 

Pesti Napló, 18 mars 1934.

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