Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
ANIMAUX,
HOMMES, SOUCIS
Libre
enchaînement de pensées à l’occasion de la mort de Emil Raitsits
’ai
bien connu et bien aimé le professeur Ráitsits[1], directeur de la clinique
vétérinaire, qui hier soir a mis fin à ses jours,
justifiant le sérieux implacable de sa tentative de suicide d’il y
a quelques mois. En août, peu après cette tentative, j’étais
allé le voir à l’hôpital, il m’avait volontiers reçu, il
s’était enquis de mon chien Tomi qu’il avait examiné
à Verőce. Lorsque timidement et prudemment j’avais
essayé de le faire parler de sa tragédie, il était devenu rigide et muet. J’avais
commencé à lui balbutier un prêche sur la vie, les
beautés, la fierté avec laquelle nous profitons de la vie et
l’humilité avec laquelle nous l’acceptons, nous,
naufragés sur l’île de Robinson. Emil Raitsits avait des yeux
bleus d’eau profonde, un regard qu’il clouait sur moi pendant que
je parlais, son écoute était rigide, figée et
obstinée, il n’a pas répondu. Il y avait une interrogation
dans ce regard : peux-tu m’aider ? Pas avec des mots, avec des
actes. Peux-tu changer les choses ? Peux-tu faire exploser les carcans de
l’époque dans laquelle nous vivons et dont nous avons
déjà parlé, n’est-ce pas ? Tu ne peux
pas ? Alors je n’ai rien à dire. Attendez un ou deux mois et
je finirai par vous montrer quelle est l’unique chose que peut faire
celui qui ne se berce pas d’illusions.
Je me suis levé, impuissant et
misérable, tel le porteur de message auquel le condamné fait
savoir qu’il refuse la clémence. Je savais qu’il allait se
tuer, dans peu de temps. Quand j’ai pris congé, il m’a
serré la main vigoureusement et définitivement comme celui qui
est sûr qu’on ne se reverrait plus. (Je me rappelle, Ernő
Osvát[2] avait pris congé de moi avec le
même serrement de main, quelques semaines avant son suicide.) Raitsits
m’avait prié de ne rien écrire cette fois – il pensait peut-être : plutôt alors… En descendant les longs
couloirs jaunes de l’Hôpital Rókus je ressentais,
au-delà de la tristesse désolée et du désert vide,
une sorte de vexation infantile. Est-ce cela, ce monde dont je fais moi-même
partie pour l’instant, si vain et si médiocre qu’il ne
contient pas une seule paille à laquelle pourrait s’accrocher un
homme dont le sol se dérobe sous les pieds ? La parabole d’un
fin écrivain m’est revenue : le merle qui cesse de chanter
lorsque le corps d’un suicidé tombe de la branche à
laquelle il s’est pendu – il cesse son chant, il est vexé,
il en veut à l’indifférence de celui qui ne voulait plus
vivre et n’avait même pas daigné écouter son chant
modeste jusqu’au bout.
C’est ainsi que finit le professeur
Raitsits, ami des animaux, il refusa jusqu’au bout d’écouter
les hommes, et cela ne me surprend pas. Il a pris congé de ses chers
patients, les animaux, ai-je lu – sans leur laisser une lettre ;
toutefois la cause de son suicide n’est pas inconnue. On dit qu’il
n’avait pas de soucis matériels, mais ces dernières
années il parlait beaucoup d’un déclin économique
général conduisant au recul les "progrès de la
science". Voilà quelques jours il avait expliqué à sa
femme que l’infernal manque d’argent et le chômage
généralisé dans le monde rendent la vie insupportable
même à ceux qui n’ont pas tout perdu : il est
impossible d’isoler une maladie aussi répandue, l’organisme
tout entier souffre et gémit – dans une ville incendiée ou
en train de brûler il n’y a pas de paix et pas de travail,
même dans les maisons encore intactes – si un navire fait eau dans
la cale, même le mât et la cheminée vacillent sur le pont.
*
"Les progrès de la
science".
Raitsits en tant que savant, professeur
d’anatomie comparée, avait des racines au siècle
précédent, dont la théorie, ou plutôt la religion
depuis Darwin était l’évolution ; c’était
plus qu’une question technique : l’explication universelle de
la vie. La transformation mécanique des choses allant de
l’imparfait vers le parfait paraissait un ordre si idéal que la création
ingénieuse de Dieu, le monde astral où, si nous connaissons sa
structure, les lois de la nature, on peut aisément s’y retrouver.
Alors – problèmes
matériels exclus, l’ébranlement du principe fondamental, de la foi absolue en la science de
l’évolution suffirait à un Faust de ce siècle, pour
boire la ciguë ? Bien que ce nouveau Faust sente et voie une sorte de
processus d’enrichissement, de complexification des choses, il ne peut
plus croire absolument en la direction juste de cette complexification, que la
flèche se dirige sûrement du moins développé vers le
plus développé, du mauvais vers le meilleur, du défectueux
vers le sans-faute.
Le monde matériel auquel nous
croyions se retourne contre nous, et l’âme ne fait pas encore
sonner les cloches de Pâque, ni ne peut arracher la ciguë des
lèvres de Faust.
*
N’est-il pas surprenant que la
dernière planche de salut des dieux mourants se trouve
précisément dans la patrie de Faust et de Luther, la nouvelle
Allemagne qu’une approche futile accuse de rappeler les idéaux du
moyen âge ?
À Berlin on fonde une école
de Führer, avec le souci de préparer l’avenir.
Comprenez : on trie, on sélectionne et on éduque des enfants
avec des programmes spéciaux, dans le but de produire parmi les
élèves un digne successeur pour Hitler.
L’hyper eugénisme,
l’absolue allégeance à la loi de la
"sélection", n’est plus la religion, c’est
l’idée fixe, fanatique, de la foi en la théorie de
l’évolution. C’est une conviction sérieuse
qu’après et pendant le sarclage des véreux de
l’espèce animal-humain, nous pouvons d’ores et
déjà entreprendre la culture du spécimen parfait,
l’Übermensch nietzschéen – non "par la grâce
de Dieu" comme au temps des dynasties, mais sur une base eugénique,
comme les disciples darwinistes de Mendel cultivent la race de mouches de
l’avenir, l’übermouche, la drosophila
melanogaster.
Que dire ? Écrire une
satire ?
Lisez Laputa
de Swift, sur la ville flottante des savants.
*
Et pendant ce temps…
J’ai senti à quel point il
était horrible autrefois qu’au sombre moyen âge on pendait
l’homme pour un vol de poulet, mais on pouvait expier le crime
d’assassinat en payant une rançon. Il me paraissait comme une
incroyable ineptie de frapper de peines plus lourdes celui qui vole que celui
qui tue – puisque la vie évolutive
en tant que bien principal paraissait être la condition de tous les
autres biens.
Et maintenant ?
Les suicidaires invoquent une seule cause
rationnelle, réaliste, compréhensible et je dirai presque
acceptable par tous : la situation économique du monde et leur
propre situation irrémédiable.
Ce n’est plus un "trouble
momentané d’esprit", c’est plutôt le lucidum intervallum, l’instant de
clarté du fou accablé de soucis, le moment où
l’enfant intelligent de l’époque reconnaît qu’il
n’y a plus d’après. Il doit mourir car il ne peut plus vivre
en celui qu’il était
né, or il ne peut pas changer.
Le hanneton, s’il perd ses conditions
de vies de hanneton, ne périt pas parce qu’il n’existe pas
d’autre vie, mais parce qu’il ne peut pas se transformer en
papillon, or notre société bourgeoise s’est
spécialisée partout en ce grand monde en un hanneton du troc au
moyen de l’argent. Il est compréhensible que la
société ait reconnu comme unique cause acceptable de son suicide,
non le trouble de l’esprit, mais le trouble financier.
*
Un juge hier a réduit le montant
d’une peine, en évoquant non des circonstances atténuantes,
mais la situation économique qui empire.
Le temps approche où l’on
pourra vaillamment rétablir la peine médiévale –
nous craindrons davantage pour notre argent que pour notre vie. Le symbole de
la fin qui approche n’est pas une lettre secrète de la "main
noire" dans laquelle on menace notre vie, mais un ordre de paiement
régulièrement établi.
Pesti
Napló, 25 mars 1934.