Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE DOMPTEUR D’ÂMES

La tragédie d’Alfréd Petes

J’ai bien connu le pauvre Alfréd Petes, marathonien moderne, depuis son apparition jusqu’à sa triste "fin" récente, devant la porte de laquelle il s’est cabré avant de s’écrouler. Je l’avais croisé une première fois au cabinet du docteur Völgyessy, hypnotiseur ; les malades endormis étaient éparpillés dans toutes sortes de fauteuils comme dans un château de la belle au bois dormant, le prince charmant était ce jeune musicien aux yeux de velours et au fin sourire, avec ses pas silencieux, dont ils attendaient leur réveil rédempteur. Cette atmosphère de recueillement inévitable m’a un peu écœuré, tout en chatouillant ma curiosité d’adolescent, il l’a bien senti, ayant lui-même une âme d’artiste. Il fit beaucoup d’efforts pour m’être favorable, pour que je puisse tester mes contre-arguments et mes méthodes de contrôle, sans s’apercevoir que la cause de mes doutes n’était nullement une incrédulité, bien au contraire : les éléments miraculeux latents dans leur thérapie, je ne les ai pas trouvés trop, mais au contraire insuffisamment nombreux. Une fois par exemple il a suggéré au médium endormi de lui apporter un verre d’eau après son réveil. L’expérience a réussi, assez vite, toute l’affaire n’a pris qu’une dizaine de minutes. Pourtant j’ai été pris d’impatience, j’ai proposé un pari à Petes, prétendant que j’arriverais au même résultat en une seule minute. Il ne m’a pas tout de suite compris, a accepté le pari, alors je me suis adressé au patient avec ces mots aimables et courtois : « Cher B. ; pardonnez-moi, j’ai très soif, n’auriez-vous pas l’amabilité de m’apporter un verre d’eau ? ». Le patient a aussitôt sursauté, « très volontiers, bien sûr », a-t-il dit en courant chercher de l’eau. Je me rappelle Petes, il n’a pas ri avec les autres qui avaient naturellement pris ma blague pour une plaisanterie bon marché. Plus tard, un jour, c’est lui qui a évoqué cette scène d’un air très sérieux, et sous certaines réserves il était enclin à reconnaître qu’au sens vrai du terme la morale sociale et l’affection sont un plus haut degré de la transmission de la volonté entre les personnes – ou, restons plus modestes : de la transmission du désir – plus haut que la contrainte exercée par la voie de la conscience, et que depuis la découverte du discours humain adressé à la raison cette dernière méthode peut paraître désuète à une âme sensée. Bref, au-delà de la présentation du verre d’eau j’ai aussi le droit d’espérer que, par politesse et par bonne volonté, le malade voudra même bien guérir, si j’arrive à le persuader que cela me rendra service.

 

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Nos chemins se sont croisés une seconde fois à une séance de spiritisme où il suggestionnait le médium. Qu’il soit dit tout en son honneur, nous y étions tous les deux sceptiques au sens ci-dessus : nous étions d’accord pour dire que le plus grand défaut des fantômes n’était pas de ne pas exister, mais, à supposer qu’ils existent, ils sont bien plus ignorants et ennuyeux que les hommes. C’est à cette occasion que nous avons discuté la première fois de sa vie et de ses projets. Je lui ai reproché que, homme enthousiaste, raisonnable et doué, il se contentât des succès douteux du salon Svengali[1]. Il m’a répondu fièrement qu’il venait de réussir le baccalauréat, il s’était inscrit en médecine, et il comptait utiliser dans l’avenir ses "facultés" peu ordinaires exclusivement au service de problèmes scientifiques sérieux et modernes. Et ce n’était pas qu’un feu de paille : Alfréd Petes s’est immergé dans les études avec une ambition hors du commun. En matière de lettres il s’intéressait aux langues étrangères, parmi les sciences aux pathologies nerveuses ; peu après il a soutenu un doctorat à l’étranger, et il s’est aussitôt attaqué à l’obtention difficile du diplôme hongrois. Il eut une famille, un bel appartement, des zélotes fanatiques, mais aussi des amis fidèles qui l’aimaient et le respectaient vraiment ; j’ai moi-même participé un certain nombre de fois aux après-midi artistiques que donnait une fois par semaine sa femme charmante, admirable pianiste, j’aimais discuter avec eux et caresser leurs merveilleux enfants.

 

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Puis, une semaine avant la soutenance de sa thèse de doctorat qui lui aurait apporté dans son pays aussi la reconnaissance officielle que son métier et son art sont un travail sérieux et utile – juste avant l’épanouissement définitif, la veille du soir excluant les doutes et apaisant peut-être ses autoaccusations, Alfréd Petes, le dompteur d’âmes, se rend à Hűvösvölgy, avale du Véronal, et ne trouve pas dans sa propre âme, sa propre "volonté de vivre", un point fixe d’Archimède pour l’arracher des sphères conduisant au vertige mortel du désespoir – il ne trouve pas un mot pour lui-même, le mot qui suggère et guérit, qui l’aiderait à sortir de la hantise et de la crise de la folie, du "trouble momentané d’esprit". Que s’est-il passé ? Étaient-ce une gêne matérielle, une dépression nerveuse, une maladie secrète, un engagement inconsidéré, un dilemme insoluble ? Je ne crois pas. Même s’il l’ignorait, s’il ne l’a pas formulé avec détermination – c’est d’une autre substance que s’est accumulé lentement, couche après couche, ce fardeau qui a fini par le mettre à terre : une petite contrariété ou un écœurement transitoire a pu constituer la dernière goutte qui a fait déborder de son âme le désir irrésistible de la mort.

 

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Je ne peux pas penser autre chose : je dois supposer que dans ce "docteur du cœur" à la voix douce, au corps souple, au regard artistiquement nuageux, cérémonial comme un homme d’Église et presque théâtralement mondain, dans ce "voyeur de l’âme" à la mode et choyé par l’aristocratie, dans cet homme qui, s’il n’a jamais abusé de la crédulité, avait trouvé son appui extérieur et intérieur tout de même dans la croyance des gens, dans ce prophète bien vêtu et d’allure agréable des salons de la ville qui guérissait avec l’imposition des mains et du regard comme les anciens chamanes – je dois supposer que dans cette âme bien équilibrée combattait la conscience auto flagellatrice d’un moine médiéval, agonisante, taillée en pierre dure, avec quelque vérité qui le dépassait, qui dépassait ses intérêts vitaux, pour décider de la lettre "i" de l’homoousios et l’homoiousios[2], plus importante que la vie, pour trancher la question paraissant sans importance dont dépend seulement de savoir si je peux ou je ne peux pas identifier ma pensée à ma parole – identifier celui que j’aime à celui à qui je fais le bien – identifier à mes actes ce que je trouve juste.

 

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Disons simplement : il ne suffit pas qu’on croie en nous, nous devons aussi croire en nous-mêmes. Une fois que tu as été tenté par Satan, c’est en vain que tu dis à ton admirateur enthousiaste : « tu as été préservé grâce à la foi que tu avais en moi », jaillira en toi la question : « et toi, qu’est-ce qui te préserve, si ce n’est pas sa foi ? » Tu as beau guérir, et tu as beau peut-être même ressusciter le mort, tu entends la voix narquoise de Satan derrière l’oreille : « tu l’as ressuscité, et puis après ? L’as-tu rendu immortel ? Va-t-il te dire merci pour ta grâce exceptionnelle lorsqu’il devra mourir une seconde fois ? ».

 

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Alfréd Petes n’a pas dû penser à tout cela en ces termes, mais il est certain qu’il a dû perdre sa foi en lui-même, sinon il n’aurait pas présenté un si mauvais exemple à ses malades auxquels il avait clamé le devoir du courage et de la fidélité à la vie. Au fur et à mesure que l’esprit de l’époque se défaisait autour de lui, lui lançait au visage les vagues du doute, il n’a plus résisté, il a coulé. Il avait suggestionné et hypnotisé des gens, persuadé que c’était sa vocation et son devoir, il avait étudié et travaillé tout au long de sa vie, afin de développer les forces découvertes en lui-même. Il avait dû voir qu’on peut suggestionner et hypnotiser non seulement des personnes isolées, mais aussi des foules, et qu’on peut gouverner sans aucun talent et aucune formation particuliers, et pas même avec l’intention de guérir, et pas même avec le mot sensé, mais avec le simple charabia – n’était-il pas obligatoire que naisse le doute : est-ce ma force qui les a vaincus ou est-ce plutôt leur faiblesse ? Car dans ce dernier cas, n’importe qui aurait pu leur convenir, à ma place.

Si tu as une conscience, tu ne peux pas vivre sans l’illusion qu’on a besoin de toi en ce monde.

 

Pesti Napló, 28 avril 1935.

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[1] Svengali est un personnage de fiction du roman Trilby de George du Maurier, paru en 1894. Hypnotiseur, Svengali incarne l'archétype du personnage maléfique manipulateur, capable d'amener les gens à faire ce qu'il désire.

[2] Homoousios : consubstantiel (le Christ est Dieu) ; Homoiousios : le Christ est semblable à Dieu. Débat tranché au premier Concile de Nicée en 325.