Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Quatre mots
Notes pour
l’Encyclopédie
Dictature. Le
terme est à la mode depuis quelques jours. Non parce que la notion elle-même serait plus ou
moins d’actualité. Au demeurant, une notion est intemporelle, le
monde extérieur n’étant ni son milieu ni sa condition
d’existence (événements, histoire, politique, etc.). Une
notion est seulement le fruit exclusif de la raison humaine, ou disons, de
façon plus physique : du système nerveux central, une donnée
objective comme nos mains et nos pieds. Ce qui n’exclut pas que le
"brain-trust" de Roosevelt puisse échouer, en revanche Flandin
ou Chiappe jouissent d’un "pouvoir exceptionnel".
Indépendamment de tout cela, la première question in specie æternitatis sera : souhaites-tu, oui ou non,
un homme fort, bon et intelligent
comme dictateur ? Tout homme bon et intelligent répond
immédiatement, sans réfléchir : et comment,
évidemment je le souhaite ! Le chemin du progrès et de
l’embellie ne peut pas être imaginé autrement que si les
forts, bons et intelligents guident les faibles, mauvais et stupides !
J’aimerais bien être fort
moi-même, en plus d’être bon et intelligent,
j’assumerais aussitôt la fonction de dictateur dans
l’intérêt de mes congénères. Et si l’on
trouve quelqu’un réunissant en lui ces trois qualités, je
ne pourrai qu’applaudir, soulagé d’être
déchargé de ce fardeau. Alors, si je comprends bien, tu es un
adepte de la dictature ? – demande l’homme fort et bon, les yeux brillants –
sur quoi l’homme bon et intelligent
lève sur l’autre des yeux étonnés et répond
sans réfléchir, en hochant la tête : es-tu devenu
fou ? Comment serais-je un adepte de la dictature, d’une institution
qui asservit les masses à l’arbitraire et à la tyrannie de
quelques hommes forts et intelligents ?
Mais, c’est ce que tu viens de dire ! – s’étonne,
hébété, l’homme fort et bon, sur quoi le bon et
intelligent répond : tu n’as pas bien écouté,
mon cher, j’ai souhaité le dictateur,
mais pas la dictature. L’un est
un homme qui existe ou qui n’existe pas (hélas, le plus souvent il
n’existe pas), comme un génie même sans une
institution ; l’autre est une institution, qui existe dans tous les cas si on la crée, et qui risque
d’être occupée par n’importe quel moins que rien.
À ton avis, pourquoi Brutus a-t-il tué César, qui a donné
son nom à tous les empires, avant de pouvoir devenir empereur
lui-même ? Ce n’est pas le futur
empereur qu’il craignait, qui cette fois était à la
fois fort, intelligent et bon. Il craignait le
futur empire, qui survivrait après sa mort. Et il a sacrifié
César qu’il aimait, admirait et estimait, en espérant
(hélas en vain) pouvoir ainsi empêcher Néron, Caligula et
Tibère, qui n’étaient pas même nés, de prendre
le pouvoir.
Question juive.
C’est vrai, je déteste les Juifs riches ! – S’est
écrié mon brave ami enthousiaste, János Vázsonyi[1], au parlement. Plus tard, bien sûr,
pour ceux qui ne l’auraient pas compris, il a été
obligé d’expliquer qu’il visait les Juifs riches, vaniteux,
fainéants, arrogants, stupides et sans-cœur, ceux qui flagornent
les supérieurs, sont méchants avec les subalternes, et par-dessus
le marché, se font la courte échelle en complices. Alors, ne
sont-ils pas nuisibles ? Ne répandent-ils pas la destruction ?
Ne faut-il pas les refréner, opprimer, légiférer contre
eux, les chasser du pays, si ce n’est pas possible autrement ?
– crie le brave et enthousiaste, pauvre et talentueux Chrétien.
Là-dessus le brave et talentueux Juif pauvre et intelligent
répond : bien sûr que si, mais comment feras-tu ?
Là-dessus le brave et talentueux et écervelé
Chrétien frappe du poing sur la table : ben, comme on pourra !
Avec le boycott et le numerus clausus et des lois d’exception et l’antisémitisme !
Là-dessus le gentil et intelligent et brave Juif remarque
doucement : et moi ? Là-dessus le brave Chrétien se
calme et répond : je ne parle pas de toi, tu es gentil et
intelligent et brave, je connais cent antisémites incapables, fayots et
méchants qui ensemble valent moins que l’ongle de ton petit
doigt ! Là-dessus le brave et délicat Juif esquive avec un
fin sourire modeste : tu dois me surestimer, mais il ne s’agit
nullement de moi, il s’agit de ce que tu sais très bien,
qu’après la promulgation de la loi antisémite, ce
n’est pas toi qui occuperas la
place enviée du riche et méchant Juif, puisque tu seras suspect
à cause de l’amitié que tu me portes, mais les
méchants et fayots antisémites que tu as bien voulu confronter
à moi. Tu as raison, dis le brave et enthousiaste Chrétien au
désespoir, mais alors que devons-nous faire ? Je crois, dis le
brave et enthousiaste Juif cultivé en méditant, que nous ne
pouvons pas faire autre chose que ce qu’ont fait les anciens,
enthousiastes, talentueux et glorieux émancipateurs Chrétiens,
qui ne luttaient pas pour les Juifs par philo sémitisme, contre
l’antisémitisme, mais qui luttaient pour l’égalité des droits, ce qui ne peut
qu’être bénéfique pour tous. Et parce qu’ils
savaient très bien et ils se doutaient (connaissant mieux
l’âme humaine éternelle que ceux d’aujourd’hui),
qu’une distinction institutionnalisée entre les hommes,
qu’elle se manifeste même dans une
loi paressant minuscule et insignifiante, représente
l’infection la plus dangereuse du corps et de l’âme
éternels du droit. Cette loi n’est qu’une minuscule petite
fissure sur ce corps et sur cette âme, mais par cette fissure peut
s’infiltrer puis nous inonder la bactérie de tout le mal, de la violence, de l’injustice, de la
stupidité et de l’incompétence frappant pareillement Juifs
et Chrétiens. On ne fait pas des expériences avec un
remède aussi dangereux. Maintenant, en ce qui concerne les
méchants et les tricheurs et les exploiteurs, promulguons des lois
contre les tricheurs, les voleurs et les exploiteurs : s’il y a
beaucoup de Juifs parmi eux, eh bien, « c’est tant pis pour
eux ».
Désarmement.
C’est évident, c’est clair, aucun doute là-dessus,
rien à redire, si nous voulons garder quelque chose que d’autres
veulent nous prendre, il faut défendre notre bien. Il n’y a pas
que le bien personnel, le pays aussi est notre propriété, celle
de ceux dont il est la patrie, de même que du point de vue des
actionnaires le patrimoine d’une société anonyme est leur
propriété privée. Et comme le monde, depuis son origine et
vraisemblablement encore pour longtemps, survit dans l’état de
guerre de la lutte pour la vie (dans un petit poème j’ai lu
récemment une idée spirituelle : la nature elle-même,
la faune et la flore, végètent dans une grande pauvreté,
leurs conditions économiques sont mauvaises, les animaux et les
végétaux sont contraints de s’entre-dévorer, comme
les naufragés), il est très naturel qu’il convienne de se
défendre et de s’armer. La question donc n’est pas si nous
devons nous défendre ou ne pas nous défendre. La question est de
savoir quelle doit être la proportion de la propriété
privée à protéger – c’est-à-dire,
comment la partie de la propriété que nous sommes obligés
de consacrer et d’utiliser aux fins des équipements de la
défense peut être mise en harmonie avec le tout, plus exactement
avec la valeur que représente pour nous matériellement et
sentimentalement la propriété protégée. Un armement
et un blindage exagérés sont avant tout signe d’une sorte
de faiblesse, que l’on ne peut pas nier, de même que c’est la
coquille de l’escargot ou de la moule qui trahissent la mollesse de leur
corps. Aussi détériorent-ils et diminuent-ils la valeur morale et
esthétique justement de cette vie qu’ils voulaient
protéger, par conséquent ils la rendent indigne de protection.
Quelle vie que celle de l’escargot ou de la moule ! Une banque de
crédit s’est rendue suspecte à mes yeux quand elle a
élevé pour son siège un véritable palais comme le
parlement, et a investi toute une fortune dans sa chambre forte et ses salles
des coffres. À la fin il s’est effectivement avéré
que cette banque a dépensé tous ses fonds pour la protection, la
publicité et le prestige de son capital. Ce matin je voulais
m’acheter un porte-monnaie. La jeune vendeuse m’a présenté
un splendide objet avec beaucoup de cases et de caches. Mais dès
qu’elle a prononcé le prix, j’y ai vite renoncé avec
le simple argument qu’ou bien j’achète le porte-monnaie mais
il ne me reste rien à mettre dedans, ou bien je ne l’achète
pas, mais alors on me volera mon argent dans ma poche. La solution est claire :
celui qui n’a que peu d’argent doit se contenter d’un
porte-monnaie pas cher.
Constitution.
Après les définitions précédentes, ce qu’il
faut entendre ici est clair. Pourtant, pour ceux qui ne le comprendraient pas
(puisque c’est justement pour eux qu’on a besoin de constitutions),
il n’est pas inutile de le résumer en quelques mots. Nous avons vu
que les diverses sociétés sont constituées de personnes
diverses, de gens forts ou faibles, intelligents ou sots, bons ou mauvais, des
personnes talentueuses ou sans talent. On a donc besoin d’une forme
commune, d’un point de départ (comme dans les compétitions
avec handicap), permettant à nous tous de vivre ensemble, comme il est
souhaitable dans la société. Ce point de départ ne peut
être qu’une sorte de règle de jeu, comme dans les jeux de
société ou les jeux de cartes. Chacun sait qu’aux cartes
les règles peuvent être différentes, elles n’ont
qu’une seule condition commune : elles
doivent concerner chaque joueur de la même façon.
Au-delà, combien valent et comment il faut ranger les cartes,
c’est indifférent. Les règles difficiles et les
règles faciles offrent à chacun de la même façon les
chances du facteur décisif, celles du
hasard. Il en résulte que pour l’essentiel il n’existe
pas de loi bonne ou mauvaise, seulement une loi bien ou mal appliquée,
puisque c’est l’intérêt du gardien de la constitution
et de la loi, dans notre exemple l’intérêt du distributeur
des cartes, de respecter lui-même les règles. Nous devons
seulement veiller qu’il n’y ait pas d’abus quand il les
distribue. C’est pourquoi il n’est pas inutile de couper le paquet,
éventuellement mélanger les cartes une seconde fois.
Pesti
Napló, 5 juin 1935.