Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
DÎNER, AVEC UN NOIR
Sans rien d’autre
J’ai rarement
l’habitude d’arrêter des inconnus dans la rue, pas même
des dames, alors des hommes ! C’est pourtant bien moi qui ai
interpellé Nathaniel Kola parmi tous ceux qui se retournaient
derrière lui ou qui s’arrêtaient sous le soleil torride de
la rue – à Buda tout désordre devient une sensation, et
Nathaniel Kola est un très bel homme même pour un noir, de type
soudanais, avec sa carrure impressionnante, sa noirceur est impeccable, sans
nuance, de pure race. Un spécimen splendide, découpé dans
les livres de géographie ou les descriptions de voyages, sur son visage
la fierté du champion de boxe Johnson s’adoucit en chagrin
d’Al Jolson1, des troupes de province
représentent ainsi Othello.
C’est en le croisant que
j’aperçois sur son revers l’insigne d’espéranto.
La belle langue artificielle de Zamenhof (meilleure que la naturelle) tombe
bien : je m’adresse à lui avec un "samideano"2,
il s’en réjouit, quelques minutes plus tard il me demande en
anglais s’il peut m’accompagner. Bien entendu, dis-je, et nous nous
asseyons à la terrasse d’un café, sans nous
préoccuper des enfants qui forment un vaste demi-cercle autour de nous.
Nathaniel Kola est un homme cultivé,
c’est un mécanicien formé en Amérique, il a
entrepris une tournée européenne, il est arrivé il y a dix
jours en provenance de Belgrade, il visite, il observe, il aimerait donner une
conférence ici, il est franchement enchanté des Hongrois. Il
parle anglais, français, allemand, italien, serbe et naturellement
espéranto. Sur quoi tiendrait-il une conférence ? Eh bien,
sur les Noirs, leurs mœurs et leurs coutumes, si cela nous
intéresse. Puis, dès son retour, il nous enverrait quelques
articles sur nous, il y a une revue qui publie généralement ses
récits de voyage. Bref : mutuelle entente, diffusion de la
compréhension et du progrès des peuples, humanisme et
lumières. Il est né en Afrique, près de la Guinée,
son point de rattachement est au Liberia, il parle encore couramment sa langue
maternelle, il peut me l’enseigner très vite si je le souhaite,
mais il me prévient qu’il existe au minimum six cents dialectes
chez les Noirs en Afrique. Merci beaucoup, je me suis traîné sans
cela jusqu’à maintenant, j’essaierai de continuer.
C’est vrai, il existe des tas de langues dans le monde, c’est une
véritable Babel, l’humanité devrait pouvoir mieux se
comprendre. Mais ça ne dépend pas des conditions
extérieures, cela dépend des âmes, de la volonté de
se comprendre : c’est le principal, Monsieur, croyez-moi,
m’explique Nathaniel en s’échauffant, il m’apprend
comme une découverte que la compréhension et l’affection
l’emportent sur tout, le bonheur fait chavirer ses yeux jaunes. Lui
personnellement est un bon catholique, mais il a aussi sa religion intime, il
m’en fait la confidence, il aimerait un jour écrire un livre
là-dessus, car, il a découvert qu’en réalité
Dieu habite en nous, dans chacun de nous séparément, il
suffit de Le découvrir… Sur ma réponse distraite
qu’il doit y avoir quelque chose de vrai, il est saisi d’une
amitié ardente pour moi, à la vie, à la mort, il est
très heureux d’avoir rencontré une âme sœur, peu
importe que ce soit un Blanc, ce n’est pas la race qui compte – et
tant que nous en sommes là, est-ce que je voudrais lui dire, mais tout
à fait franchement, ce que je pense de sa race à lui ? Quel
effet fait sur moi, de si près, un spécimen régulier de sa
race ? La question est d’importance pour lui, je dois être
franc, il ne m’en voudra pas, il pourrait comprendre l’antipathie
aussi, dans une antipathie franche et ouverte réside plus de respect et
d’honneur que dans une tiède neutralité.
Une fois de plus il a parfaitement raison,
je n’ai pas le droit d’hésiter pour lui exprimer mes
sentiments en toute franchise. J’avoue donc qu’avant de parler avec
lui je trouvais bizarre qu’un être vivant ressemblant à ce
qu’il est se prétende un homme. Naturellement, dès
qu’il ouvre la bouche, cette méfiance archaïque, sans doute
d’origine animale, cesse d’exister, la magie du mot et de la
pensée font que je le sens plus proche de moi que mon frère,
puisque je constate que sur toutes les questions essentielles nous sommes du même
avis, we have the same ideas about life3.
*
Nous en restons là, et comme je vois
qu’il passerait volontiers encore une heure avec moi, je l’invite
carrément à dîner, vu que j’habite à
proximité. Par prudence je passe devant lui par la porte de service et
je préviens Ida, ma cuisinière de petite taille mais très
brave, pour éviter que, de stupéfaction, elle ne laisse tomber le
plat quand elle apercevra l’invité. Probablement, sous
l’effet de notre conversation précédente, je crains que
dans son âme simple l’instinct archaïque de la frayeur ne soit
freiné par l’abstraction de l’Idéal Humain, et
qu’elle soit par conséquent exposée à une
épreuve trop grande. N’oublions pas que d’après les
recherches modernes de la psychologie sociale, l’âme du peuple a idéalisé
l’imaginaire du diable à partir d’un noyau de
réalité lointaine, exotique, à peau noire. Ma crainte
s’avère exagérée. Non seulement Ida ne laisse pas
tomber le plat, mais elle n’a pas envie de sortir de la salle à
manger, elle s’adosse au chambranle de la porte, pouffe et demande la
permission de rester où elle est, tellement elle aime regarder "ce
monsieur", de toute façon elle n’est pas allée
dimanche au Bois, pourtant elle voulait depuis longtemps visiter le musée
de cire. Nathaniel mène notre conversation avec tact, néanmoins
l’admiration d’Ida n’échappe pas à son
attention, il en a l’habitude comme les prima donna ; il se tourne
brusquement vers elle, il se désigne en disant « homme
nouar » puis désigne Ida comme « femme
blanc », et voilà qu’Ida saisit immédiatement le
sens international du Verbe Déclaré, se sauve en pouffant et
c’est de la cuisine que nous parvient son message : contre deux
éléphants enchantés (l’un des deux doit être
une vache) et cinq arpents de rizière elle veut bien accompagner le
monsieur au Pays Nègre.
Nathaniel devient sérieux. Il
recommence à parler des peuples qui devraient se comprendre. Ce serait
la vocation de son peuple de faire la paix entre les hommes blancs et de faire
cesser leurs guerres. Une fois de plus il a tellement raison qu’il
n’y a rien à ajouter : observez que là où
quelqu’un dit plein de choses intelligentes et vraies, la conversation se
tarit, il n’y a pas de place pour le débat, l’ordre du jour
s’épuise, on craint qu’un participant se lève et
déclare franchement et impatiemment que les sujets étant
manifestement épuisés, il clôt la séance, tout le
monde peut vaquer à ses occupations. Vite je l’emmène au
piano, je m’essaye à des chants nègres pour lui faire
plaisir – entre autres j’en connais un en anglais dans lequel
l’esclave libéré se plaint, c’était bien mieux
autrefois chez le maître, la veille de Noël les enfants pouvaient
mettre leurs chaussures dehors, à la fenêtre de leur masure au
bord du Mississipi. Nathaniel reconnaît que le chant est charmant mais
incorrect, le Noir devrait se réjouir d’avoir été
libéré. Le negro-spiritual dont le refrain est « sing
alleluia » sonne beaucoup plus juste car il touche des idéaux
"humains universels".
*
Nous en restons là et je
l’accompagne au tram. Cette fois nous marchons en silence –
miraculeusement, les grands problèmes d’importance mondiale
s’épuisent en dix minutes, contrairement par exemple aux
problèmes de bridge dont, apparemment, on peut discuter pendant des jours.
Nous marchons en silence, les gens se retournent sur nous dans la calme rue
Bercsényi. Moi ça m’énerve un peu, lui, il en a
l’habitude. Un petit garçon marche à côté de
nous avec obstination : Nathaniel enfonce tout à coup son chapeau
sur la tête de l’enfant. Celui-ci le lui rend en rigolant et
s’excuse, il n’a jamais vu un vrai Nègre. Nathaniel comprend
parfaitement cela, il acquiesce avec bienveillance… comme je connais ce
geste ! Je découvre que cela évoque moi-même :
c’est ainsi que je fais des signes de la fenêtre du café
lorsqu’en levant les yeux quand j’ai fini d’écrire une
phrase, j’aperçois des enfants curieux et gouailleurs.
Soudainement je suis pris d’une
profonde compassion et un nouveau genre de compréhension. Mais tu
connais très bien ce chagrin inavoué, noir citoyen du monde, plein
d’idées, sans patrie tu parcours la planète, fier, clamant
que le monde entier t’appartient… comment est-ce déjà
la chanson ?
“Master and
missis were so kind to me”4
Ayant quitté
ta patrie tu viens même de perdre tes chaînes – à quoi
te servira ta liberté, alors que ton corps tout entier est un stigmate
gravé dans ton âme ? Une seconde chanson jaillit
douloureusement de mon cœur, le "Leiermann" de Schubert…,
« Wunderlicher Meister, soll ich mit dir gehn ? »5
Mais je ne l’accompagne que
jusqu’au coin, là nous prenons congé, j’ai le
sentiment que je ne le reverrai plus, nous n’avons plus rien à
nous dire. Pendant qu’il s’éloigne, l’obscurité
bienfaisante du soir l’engloutit : une minute plus tard je ne vois
plus que son costume d’été clair et élégant,
son pimpant canotier blanc et ses chaussures : sa figure et ses mains se
fondent dans la nuit uniforme à laquelle il ressemble. Voilà, c’est
lui "l’Homme Invisible" du film fantastique de Wells,
l’homme qui est contraint de revêtir un chapeau, un costume et des
chaussures s’il veut qu’on l’aperçoive.
Quand la nuit sera tombée, nous
serons effectivement tous semblables, frères sur la Terre, avec toi,
cher Nathaniel Kola.
Dans la nuit comme dans la tombe tous les
hommes sont noirs.
Pesti Napló, 16 juin 1935
Article suivant paru dans Pesti Napló
[1] Al Jolson (1886-1950). Chanteur américain de music-hall très populaire, d’origine lituanienne.
[2] En espéranto : ami politique, partisan de la même doctrine.
[3] Nous avons les mêmes opinions sur les choses de la vie (note de l’auteur).
[4] Mon maître et sa femme étaient si bons pour moi. (Note de l’auteur).