Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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dreyfus est mort[1]

Et Zola ?

Voici quelques années cet homme vivant, devenu aujourd’hui véritable fantôme silencieux, a parcouru l’Europe en fantôme bruyant et agité, emballé de draps de journaux – il a balayé la scène des théâtres et il a apparu aux feux de la rampe des écrans sonores. À l’occasion de l’anniversaire de l’ancien procès toute la compagnie de fantômes a défilé : un capitaine français à lunettes en héros principal (dans la mémorable interprétation de Kortner[2]), un blême commandant fanatique, un colonel au cou tranché, et l’unique parmi eux, tel une âme en peine, avec sa tête renfrognée et barbue qui n’avait en aucune manière besoin de vivre sa vie dans le cadre de cette troupe de figures de cire : Émile Zola, un Esprit parmi les fantômes, vivante vérité sans eux aussi, plus vivante que le héros principal, vivant encore en ce temps-là, et devenu actuel.

Et pourtant, au-delà des draps des journaux et du film parlant, des masques artistiques et des discours de foire (« ich bin unschuldig ![3] ») il apparaît que c’est sur le visage de cet Émile Zola que se reflétait le moins le trouble gêné d’être obligé de rejouer la même comédie, cette fois non parmi des convives de même rang, mais devant la populace en quête d’amusements. Ce visage avait l’air de nous dire : je n’avais pas honte et je n’ai toujours pas honte, même comme cela, de jouer ce rôle, d’être fantôme et non esprit au milieu de ces fantômes vulgaires au musée de cire. J’étais et je suis présent parce que je le veux bien – j’accepte une fois de plus d’échanger l’immortalité apollinienne du glorieux Panthéon contre l’immortalité douteuse d’Érostrate – je déclare de nouveau présent car je constate que de nouveau on a besoin d’actes plutôt que de mots, de montrer l’exemple plutôt que de prêcher des paraboles.

 Et maintenant que la maigre silhouette de Dreyfus[4] pâlit vraiment en un personnage de musée de cire, on dirait qu’à côté de la chrysalide de cire réapparaît la Statue, obstinée et résolue : je ne veux pas être statue, habillez-moi de vrais vêtements, d’un vrai stylo dans ma main, placez un gramophone dans mon ventre de cire car je réponds la même chose qu’alors et je ne veux pas que ma statue de marbre soit dépendante de cette chrysalide de cire ; comprenez : mon esprit veut surpasser le souvenir de l’âme insignifiante.

Et l’âme doute et bigle en arrière, reconnaissant dans le drap rêche et les socques poussiéreux le marcheur silencieux qui lui vient en face – elle lui redemande timidement, les yeux baissés : où vas-tu, Maître ? Et celui-ci répond : je vais à Paris, je vais à Berlin, devant la cour martiale afin d’être de nouveau crucifié, car voici qu’ils commencent à douter dans ce qui est unique, plus important que tout, plus important que moi et mon immortalité, la vérité.

« J’ai peut-être procuré autant de gloire au peuple français avec mes livres que ces messieurs les soldats, et pourtant je déclare solennellement et j’insiste : que même le souvenir des livres que j’ai écrits périsse jusqu’à la dernière ligne, si c’est le prix à payer pour faire prévaloir ma conviction ; qu’à la place des livres survive de moi une unique phrase que je clamerai jusqu’à mon dernier souffle : Alfred Dreyfus est innocent. »

Dans ce cri par lequel Émile Zola achève une des plaidoiries de son procès en diffamation, on souligne généralement la beauté et le courage passionnés. Moi j’y vois et je respecte plutôt sa logique claire et manifeste.

Cette logique est si simple.

Si simple qu’on croirait qu’elle a une portée générale, qu’elle règle tout, que dès qu’elle a été prononcée elle devrait se transformer en un ennuyeux lieu commun – à l’instar de la loi du sinus ou du principe d’Archimède ou de l’équation binomiale que l’on enseigne dans toutes les écoles : une vérité simple, indépendante des opinions philosophiques ou politiques des époques successives.

Un citoyen de l’État est condamné par le pouvoir de l’État.

Quelqu’un apprend que ce citoyen est innocent. Il rend son information publique, par conséquent chaque citoyen de l’État, et c’est cela qui importe, acquiert, telle une contamination, tout au moins le soupçon que le condamné est éventuellement innocent : chacun doit, qu’il le veuille ou non, méditer ce problème.

La question qui va se poser est : y a-t-il, peut-il y avoir, peut-il être logiquement imaginé certains points de vue ou intérêts qui, soit en général, soit pour des raisons temporaires, seraient plus importants que la mise au clair de cette affaire.

Dans le cadre, et seulement dans le cadre de l’État, cela découle de la notion de l’État, indépendamment de savoir si cet État est tenu par des forces dictatoriales ou démocratiques ; on ne peut pas imaginer un point de vue ou un intérêt plus important que cela, simplement parce que si l’État existe, c’est qu’il est né et il est maintenu par un besoin des gens ; c’est une institution qui veille à ce que des innocents ne puissent pas être condamnés pour le crime d’autrui.

Condamner des innocents, la nature sauvage en est capable : on n’a pas besoin pour cela d’une construction artificielle comme l’État.

Si quelqu’un me répond là-dessus que l’État, ou même la nation, voire – horrbile dictu ! – "l’espèce" a des intérêts supérieurs ; qu’on n’a pas le droit de compromettre l’armée pour faire plaisir à un misérable homme unique même si celui-ci a raison, parce que l’armée défend la nation et l’espèce, et elle est également prête pour cela à sacrifier innocemment sa vie – la logique douce mais intraitable lui répond merci beaucoup, mais un État dans lequel on peut condamner un innocent au vu et au su de tous n’est pas un État, une nation dont la cohésion n’est pas assurée par la vérité nationale n’est pas une nation, donc ce n’est pas la peine de la défendre, ni par l’armée ni par le sacrifice – en effet, cet "homme unique", vu le fait indéniable que l’État et la nation consistent en l’ensemble de cette sorte d’hommes uniques, est plus important, car il était antérieur et il veut perdurer plus longtemps que l’État et la nation. On peut et on doit mourir pour la patrie, en innocent, sans qu’il y ait une contradiction puisque la patrie représente de tels "hommes uniques", nos fils pour lesquels nous voulons la garantir ou la sauver – mais on ne peut pas mourir en innocent à cause de la patrie, parce que cela signifierait que la patrie aurait cessé d’être la patrie des hommes. L’orang-outang ou le hanneton n’a pas besoin de patrie.

L’interprétation que Zola a donnée à son geste est donc claire, le geste par lequel il a jeté l’œuvre de sa vie dans la balance, contre la vérité de la vie d’un homme unique, gris, inconnu et indifférent pour lui. Pour une société dans laquelle un innocent peut être condamné en toute connaissance, où la société tolère cela, il ne vaut pas la peine d’écrire des livres parce qu’une telle société ne comprend pas les livres – elle a perdu la clé, le dictionnaire, la connaissance de la signification des mots, qui entre des gens se comprenant donnait un sens à la lettre inerte.

Cet homme gris et insignifiant, Inconnu et Innocent, objet du Châtiment, s’est transformé désormais en symbole. Déboulonnons son personnage de cire de son socle et plaçons-le près de la statue de Zola afin de prévenir l’instant d’une rencontre difficile sur la route conduisant à Paris et à Berlin, lorsque la statue descendra de son socle et prendra le chemin vers le musée de cire.

Car il n’y a eu qu’un seul à qui il a été donné d’être magicien et martyr en une seule personne – nous autres devons nous contenter d’être martyrs, non de l’humanité, non de la rédemption, mais simplement de la vérité.

 

Pesti Napló, 14 juillet 1935

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[1] Cette chronique reprend pour l’essentiel celle qui était parue cinq ans plus tôt, en 1930, sous le titre Fantômes et esprits.

[2] Fritz Kortner (1892-1970). Acteur autrichien, directeur de théâtre en Allemagne. A joué Dreyfus dans un film éponyme en 1930, réalisé par Richard Oswald.

[3] En allemand : je suis innocent !

[4] Alfred Dreyfus est décédé le 12 juillet 1935 à Paris.