Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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je suis intÉressÉ

Je vous demande de m’excuser.

Ce n’est ni imitation, ni ergotage, ni fatuité.

Il n’y a là-dedans ni menace, ni chantage, j’en dénie le soupçon.

Très poliment, très doucement, voire avec prévenance, mais d’autant plus fermement, je déclare que je suis intéressé.

J’ai l’honneur de faire savoir par la présente aux administrations concernées ainsi qu’à la Société des Nations qu’elles prennent bonne note que je suis intéressé.

Étant donné que j’ai envoyé mon ambassadeur en vacances, en son absence je suis contraint d’agir personnellement, de peur que des événements imprévisibles n’entraînent des retards éventuels à cette annonce.

En même temps je proteste solennellement contre l’hypothèse selon laquelle l’annonce de mon intérêt aurait quelque chose à voir avec la mesure diplomatique similaire par laquelle mon très honoré collègue, le Japon en tant que personne morale, a aussi annoncé être intéressé en matière d’Abyssinie.

Je fais mon annonce moi aussi, mais indépendamment du Japon.

Je voulais faire cette annonce plus tôt, avant le Japon, mais on a toujours tant de choses à faire, et puis il faisait très chaud, mais je peux citer plusieurs témoins attestant qu’avant même l’annonce du Japon, j’avais déclaré en cercle amical restreint : les enfants, je compte annoncer mon intérêt pour l’Abyssinie.

En apparence le Japon m’a précédé, mais cela ne fait que prouver que la chose est vraiment urgente, et on n’est jamais assez prudent : la guerre pourrait éclater, et moi je serais là, sans avoir déclaré mon intérêt, éliminé du cénacle.

Le retard de mon annonce m’a donc fait perdre mon avantage sur le Japon, en revanche je peux évoquer plusieurs titres qui me favorisent par rapport à ce dernier. D’abord, je me trouve tout de même plus près de l’Abyssinie que le Japon, qui lui est assez près d’elle par rapport à la planète Vénus, par exemple, elle qui, tout au moins pour le moment, n’a pas déclaré être intéressée. Deuxièmement j’ai davantage besoin de l’Abyssinie que le Japon, les prix ont beaucoup monté à Siófok cette année, je changerai volontiers de destination de vacances l’année prochaine, alors qu’au Japon il fait assez beau, pas besoin de villégiature. Avec le souverain abyssinien j’ai d’ailleurs de bien meilleures relations que le Japon, on s’appelle par nos petits noms, il m’appelle Frici, et moi je l’appelle simplement Négus comme si je disais Pierrot ou Jojo.

Je suis conscient du fait, avec lequel apparemment le Japon n’a pas compté, que l’annonce de mon intérêt crée de graves complications dans la politique européenne.

Je regrette, je n’y suis pour rien.

Je dois aussi vivre.

C’est la guerre.

Ah oui, avant que je n’oublie, avant que le Japon n’y songe, j’ai l’honneur de déclarer mon intérêt pour ce qui suit :

Je souhaite être partie prenante dans la grande transaction du trust américain de la laine.

En outre je suis intéressé par les éventuelles manœuvres militaires à lancer pour les possessions des champs de diamants au Transvaal.

Je déclare également mon intérêt pour le butin des chasseurs de baleines de Floride l’année prochaine à hauteur de deux nageoires et un foie de baleine, ainsi que pour le prochain procès en dommages et intérêts à intenter contre Ernő Vajda, en cas de succès.

Je déclare postérieurement mon intérêt pour la bataille des Champs Catalauniques entre Attila et Aetius, vu que cette bataille s’est terminée par un ex æquo, et il n’y a toujours pas eu à ce jour de décompte définitif des réparations de guerre.

En général, mon intérêt pour toutes les affaires.

Et maintenant écoute-moi, Japon : j’ai une tierce, un dix de der, un carré de rois, un banco et un super-banco.

Az Est, 25 juillet 1935.

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