Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
mort sur la plage
Vers six heures et demie le public se
raréfie sur la plage, et de moins en moins de maillots apparaissent
ça ou là au bas du miroir double, invraisemblablement bleu ;
le public des vacances et du week-end s’extrait de l’eau, pourtant
c’est l’heure à laquelle le Balaton est le plus beau, beau
comme un rêve, avec son aveuglante voilette de brume, on se dit que
c’est exagéré, une telle beauté n’existe pas
ou n’existe plus, depuis l’âge d’or du romantisme bleu.
Ou bien la nature fait de la sensiblerie, ou bien elle est amoureuse, ou encore
elle vieillit et ne trouve que ce style pompeux pour s’exprimer. Les
quelques personnes, trop paresseuses encore pour se rhabiller, semblent gênées
par le pathos douloureux du Balaton, elles n’osent pas regarder ailleurs,
s’assoient autour du haut-parleur, discutent avec vivacité les
pronostics du match Autriche-Hongrie, la deuxième mi-temps ne va pas
tarder à la radio, elle sera commentée par Maître
Pluhár[1] ; à l’issue de la
première mi-temps c’était un partout. Quatre Autrichiens et
deux Hongrois se taquinent, des paris sont pris. La dame du buffet remballe, un
supporter de Pest descend vite une dernière canette ;
« attends-moi, Manci, crie une voix, nous n’allons pas
à la pension, on va faire un tour au casino. »
Attention, ça commence, craquements
à la radio, les parieurs tendent l’oreille, on lance des
« chut ». Maître Pluhár salue affablement
son auditoire, à larges coups de pinceau il résume
l’histoire de la première mi-temps pendant que
l’équipe autrichienne et les joueurs de Ferencváros font
leur entrée au stade de Vienne dans le brouhaha de soixante mille spectateurs.
- Wir spielen jetzt gegen Wind[2] – remarque un Autrichien et il tend
l’oreille pour percevoir le vent des collines viennoises. Un Hongrois lui
répond ironiquement : nous balayerons l’Autriche avec ou sans
vent.
- … Sárosi dribble et
passe avec précision à Toldi…
Pluhár force la voix, mais la laisse
retomber aussitôt :
- … Hé non, Jojo, ce
n’était pas digne de toi…
Je guigne discrètement le lac,
encore sous son charme. Un couple sort de l’eau et déambule
lentement vers les cabines : un homme d’un certain âge en
peignoir et une femme du personnel, portant tablier blanc.
- But ! – hurle
Pluhár à cet instant, et comme si ce mot était un signe,
l’homme s’arrête et porte lentement sa main à son
cœur. Ils doivent être autrichiens, pensé-je, Siófok
est plein d’Autrichiens cette année. Les deux Hongrois près
de moi explosent de joie, les Autrichiens hochent la tête, un murmure
traverse la foule du stade à Vienne. Toutefois il est étrange de
voir à quel point cet homme d’un certain âge a pris la chose
à cœur, pourtant il l’a entendue de loin, il ne doit pas
avoir compris clairement qui a marqué – ils sont maintenant deux
à le soutenir, la femme et une autre personne, ou alors… mais
déjà ils disparaissent dans la troisième cabine de la première
rangée, le rythme du match à Vienne s’accélère,
impossible de ne pas l’écouter, des minutes décisives,
encore un but et on saura quelle équipe ira en finale.
- … la situation devient
menaçante devant les buts hongrois, heureusement Nosk… il ne voit
rien cet arbitre, pourtant il était hors-jeu, c’est
évident… la chance n’est pas avec nous…
Quelqu’un passe près de nous
en courant vers les cabines.
- Où est le
médecin ? – entend-on depuis la réception.
- … pénalty contre les
Hongrois… ils ne se sont pas encore décidés… Jojo,
Jojo une fois de plus tu n’as pas fait attention…
Ce Pluhár en veut vraiment à
son Jojo.
- … il est en position de
tir… jubile sa voix, mais on ne saura pas s’il a marqué, il
est recouvert par les cris de la foule, puis on n’entend plus la radio.
- Was los ?[3] – s’impatientent les
Autrichiens, les Hongrois sifflent. Hé ! Qu’est-ce qui se
passe avec cette radio, juste au moment le plus important ?...
Un responsable de la plage sort du
bâtiment et s’approche en clignant des yeux. Nous
l’assiégeons belliqueusement
- Qu’est-ce qu’il y a avec
la radio ?
Monsieur Berényi attend
d’arriver jusqu’à nous avant de répondre, doucement,
les yeux baissés.
- Excusez-moi, Messieurs… Nous
avons coupé la retransmission. Il y a un mort sur la plage.
Nous restons sans voix, nous regardons
alentour interloqués, puis les uns les autres. La plage presque vide
repose paisiblement, l’eau féeriquement bleue, soyeuse,
s’assoupit, aucun mouvement nulle part. Nous nous soupesons
soupçonneusement – l’un de nous serait-il mort ? Est-ce
à moi que serait arrivé un accident, je suis si distrait, je
n’aurais pas remarqué que… Ce serait un total manque de tact
de ma part.
Tout à coup la cabine numéro
trois me revient à l’esprit.
Je me dirige lentement dans sa direction,
personne ne me suit sinon du regard.
Devant la cabine la femme en tablier blanc
(une infirmière comme on l’a su par la suite) donne doucement des
instructions au garçon de cabine. Derrière le rideau flottant on
aperçoit au sol une femme de trente ou trente-cinq ans, tout
habillée, un beau visage, fière comme une statue, les yeux secs,
fixés vers le sable. Devant ses genoux gît le corps figé
d’un homme, recouvert de son peignoir, les jambes repliées, dans
une position lourde, dure et résolue que ne prennent que les
morts : on dirait que le sable s’enfonce sous son poids comme
s’il voulait déjà l’engloutir. Le médecin de
la plage se penche solennellement sur lui, puis se relève doucement. Il
me salue de la tête quand il me voit, sans mot dire, comme à un
enterrement.
- Angina pectoris, aggravée de
diabète – répond-il doucement à mon air
interrogatif. – C’était fini en une minute. On leur fait une
piqûre par acquit de conscience dans ces cas.
Au sol, la dame à genoux, immobile,
figée.
- C’est sa femme ?...
- Oui. La baronne Reitzes. Monsieur le
baron était le banquier et l’entrepreneur le plus riche de Vienne
après Rothschild ; vous souvenez-vous du fameux procès sur
le pétrole en Galicie ?
Il se tourne vers la femme.
- Frau Baronin… Es wäre besser sich ins Hotel
zurückziehen… Wir werden alles erledigen…[4]
La femme se lève. Pendant encore une minute ses yeux restent
fixés sur la chrysalide recouverte, immobile dans le sable – puis
lentement elle prend la direction de l’hôtel. Elle marche les yeux
baissés, comme endormie, mais lorsqu’elle doit passer entre des
badauds, elle lève la tête, fière, les yeux secs,
reflétant une obstination et une sévérité
inapprochables. Elle endurcit ses pas et disparaît rapidement,
talonnée par l’infirmière à deux pas
derrière.
Avant le premier but autrichien elle
était encore la baronne Reitzes, elle avait peut-être
envisagé de partir d’ici à Semmering pour une postcure. Et
le but décisif n’était pas encore marqué, et
maintenant c’est la baronne veuve Reitzes qui envoie une
dépêche à ses enfants à Vienne : Papa
décédé, j’arrive ce soir.
Quand son profil passe devant moi,
j’ai l’impression de l’avoir déjà vue quelque
part.
*
Lors de l’inauguration du gigantesque
complexe nautique des environs de Vienne le directeur me l’avait
montrée : regardez, la baronne Reitzes, la plus belle femme de
Vienne.
C’est étrange, à cette
inauguration-là aussi il y avait eu un mort.
Je ne l’ai appris que des semaines
plus tard, et le public l’ignore probablement toujours. Pourtant
j’avais bien repéré deux jeunes gens élancés
dans la foule bruyante et les éclaboussures du bord du bassin
(j’ai su plus tard qu’il s’agissait de deux employés
des bains) qui gaiement et allègrement lançaient en l’air
un client qui gigotait – ollé, allons-y, encore une fois !
– allez ouste, criaient-ils, et ils ont gentiment jeté hors de
l’eau le jeune récalcitrant – à peine avaient-ils
atteint le bord avec lui, qu’ils l’ont aussitôt
enroulé dans une grande serviette de bain et l’ont emporté
tout en criant et gesticulant, quelques clients les regardaient en riant et en
les singeant, dans l’atmosphère joyeuse de la
cérémonie.
Je n’ai appris que plus tard la
réalité effrayante par une personne bien renseignée :
le jeune récalcitrant était en réalité le cadavre
d’un pauvre jeune coiffeur qu’il fallait absolument éloigner
"sans scandale" afin de ne pas gâcher l’illusion et le
souvenir de la fête.
*
Aujourd’hui je suis fier de
l’attitude des responsables et du public de la plage hongroise.
Az Est, 2 août 1935.