Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PUISQU’EN PLEIN AIR…
(Modeste proposition pour la prochaine saison théâtrale)
Ceux qui croient en l’évolution que suit le
théâtre, ne peuvent que saluer avec joie la voie qui, vue avec
l’œil ancien, paraît objective, et qui brièvement peut
s’exprimer dans le principe suivant : drame, ouste, hors du
théâtre ! Il y a quelque chose de sportif dans ce
principe : un développement victorieux de la santé et du
sens pratique. L’éducation moderne chasse aussi les enfants de la
chambre, la mode est d’aller vers la nature, en plein air, avec feu,
enthousiasme et le train de banlieue. L’homme du siècle a besoin
d’air, de soleil, de luminosité, d’espace, de pouvoir
s’étirer. Il est donc parfaitement compréhensible que les
représentations en plein air gagnent encore plus de terrain, elles entraînent
les metteurs en scène vers des entreprises de plus en plus
téméraires, et les théâtres intra-muros deviennent
petit à petit une sorte d’entrepôts d’accessoires
où on se contente de garder les décors, on pourrait
éventuellement les aménager en hôtels, en résidences
pour comédiens, pour qu’ils aient un toit au-dessus de la
tête.
Jusque-là il n’y aurait pas de
problème d’un point de vue artistique ; si on garde à
l’esprit le principe wagnérien de l’art total, cette nouvelle tendance apporte un réel
enrichissement : la nature et les opportunités offertes par les
grandes villes prêtent un arrière-plan plus monumental au drame
que les coulisses peintes. Et n’oublions pas non plus le critère
le plus important : dans l’avenir, seul un théâtre
libéré, travaillant avec les possibilités du cinéma
et reflétant la réalité
peut relever le défi du cinéma qui menace de tuer le
théâtre. Or, si le théâtre s’engage dans une
telle compétition, il doit aussi apprendre
de son superbe adversaire – c’est ce qui serait souhaitable aussi
bien d’un point de vue tactique que stratégique. Dans la pratique
on ne voit guère un effort dans ce sens, nos metteurs en scène
choisissent les sites pour leurs représentations en plein air soit au
petit bonheur, soit en faisant des concessions aux contraintes subies, et non
dans l’environnement qui convient aux pièces. Un producteur de
films, dès qu’il reçoit son thème, cherche pendant
des mois, voyage, jusqu’à constituer un ensemble de milieux
convenables. Le théâtre qui travaille avec des comédiens
vivants ne peut bien sûr en faire autant, après tout il ne peut
pas emmener tout le public de Budapest à Paris, à supposer que le
deuxième acte se déroule à un endroit différent du
premier – un jour, peut-être à l’ère de
l’aviation, cela deviendra possible. Aujourd’hui le metteur en
scène doit se contenter de choisir soigneusement un unique site, le
meilleur, s’adaptant le mieux à la nature de la pièce.
Mais il ne faut vraiment pas prendre ce
choix à la légère.
Que la scène en plein air du Vaisseau Fantôme doive
forcément se trouver au bord de la mer, cela va de soi, s’agissant
de bateaux ; la rive du Lac Balaton peut au besoin faire
l’affaire.
On peut tout faire en respectant des
règles.
Le Jardin Zoologique a déjà
été surexploité pour des représentations en plein
air ; cet environnement offre des possibilités passablement
précises et étroites. Shakespeare ne peut pas aller au Zoo.
C’est plutôt parmi nos auteurs nationaux qu’il y en aurait
quelques-uns qui ont écrit des pièces acceptant bien le milieu des
animaux. Il y aurait par exemple La Cage
des Singes de Herczeg ou la Barque de
Noé de Lili Hatvany. En cas de besoin
on pourrait même monter Le Poulain
Jaune ou La Souris Bleue au Zoo.
Ou même le Place aux Jeunes !,
compte tenu des cages restées vides à cause des problèmes
de devises.
Mes autres propositions sont en outre les
suivantes, par ordre alphabétique :
"Élisabeth
d’Angleterre" doit naturellement être joué place
Élisabeth. Le Salon National servira très bien
d’échafaud, avec son exposition des Talents Innés.
"Antoine
et Cléopâtre" sera monté Place du Serpent,
éventuellement à l’obélisque du Bois de la
Ville ; la pharmacie Serpent pourra fournir, en guise de pyramides, des pyramidons[1] en nombre convenable.
"Le
Ban Bánk" trouvera un site dans le
kiosque du Parc du Château, cet environnement royal. Ce site convient
très bien parce qu’on y joue aussi au rami, et je sais par
expérience que « dans la création il n’y a qu’un
seul perdant : moi ».
[…][2]
Pour finir je lance un concours pour nous
aider à bien choir le site où monter "L’Homme Honnête" oublié de la liste
des licenciés : j’ai été personnellement
incapable de repérer un endroit convenable.
Színházi
Élet, 1935, n°32