Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Ferenc MolnÁr incarne un esprit français plus pur que
les Écrivains de Paris –
dÉclare paul derval, directeur des folies bergÈres
a vie n’est-elle pas
étrange ? Pleine de hasards.
Par le plus grand des hasards je me dis
hier soir : il est onze heures, je sors, j’ai envie de visiter pour
une fois le quartier du château, afin de mesurer où en est ce
fleuron épanoui du tourisme,
cette belle Budapest caressée par les rayons du soleil
d’été.
Pendant que je traverse le Danube à
pas mesurés et je médite sur les tendances du tourisme et en
général sur les interactions culturelles et artistiques, il me
revient que j’ai entendu signaler dans l’après-midi que
Monsieur Derval[1], directeur omnipuissant des Folies
Bergères de Paris vient de passer à Pest, il s’agirait
d’un contrat important, on chuchote le nom de Rózsi Bársony[2]. Alors là, ce Derval c’est un
homme à moi, un qui en sait long sur les sujets qui
m’intéressent, les dernières évolutions des
relations notoirement fraternelles entre l’esprit français et
l’esprit hongrois. Quel dommage que nous ne nous soyons pas
rencontrés.
J’entre dans un bar et devinez qui
est la première personne que je découvre à une grande
table, en joyeuse compagnie ?
Rózsi Bársony ! Je tape
des mains.
- Quelle chance ! Justement je
pensais à vous !
Elle rit de bon cœur :
- Devrais-je vous répondre que
moi aussi ?
- Ayez tranquillement le courage de
l’avouer. Nous avons donc tous les deux justement pensé à vous.
- C’est juste. Mais
qu’est-ce qui vous amène ? Bon, puisque vous êtes
là, permettez-moi de vous présenter à ces messieurs.
Savez-vous que vous tombez parmi nous dans un moment stratégique et décisif ?
Ce monsieur ici auquel je vais vous présenter, une tête
intéressante, n’est-ce pas, n’est autre que Paul Derval, le
"directeur des Folies Bergères", autrement dit
l’empereur de tous les cabarets et music-halls de Paris, les fameuses
Folies et Moulins et autres théâtres de gaîté que
l’on évoque chez nous comme "l’esprit parisien"
légendaire. Devinez pourquoi il est ici !
- Pour vous.
- Dans le mille, quel détective
vous êtes ! Et que veut-il de moi ?
- Attendez, laissez-moi
réfléchir… Ça y est ! Il vous propose un
contrat aux Folies Bergères.
- Vous êtes génial !
Nous signerons le contrat demain matin. Monsieur Derval, je vous présente Monsieur Frigyes Karinthy, le plus
célèbre… (ma modestie m’interdit d’achever
la phrase, de peur que le lecteur ne comprenne le français).
Monsieur Derval, l’air d’un
manager américain, mais dans ses gestes et expressions un vrai
Français du Sud, sa large figure incandescente brille et sourit, ses
épais sourcils sautillent.
- Oh
là là… enchanté…
- Tout l’honneur est pour
moi… N’est-ce pas un hasard si le meilleur expert du charme
séculaire de la gentillesse et de la gaillardise françaises, le
Poiret de la chanson dictant la mode, dans sa tournée d’affaires
choisit justement une Hongroise pour incarner les principales valeurs
françaises et parisiennes dans le music-hall le plus français de
la capitale française ? Puisque le hasard nous a fait nous
rencontrer, permettez-moi de vous demander ce que vous pensez de…
- Écoutez,
Monsieur, je vous expliquerai…
Et avant que je ne puisse reprendre
haleine, c’est avec le tempérament d’un Danton et avec les
connaissances d’un Lloyd George que le magnifique monsieur Derval
répond dans une dissertation, véritable chef-d’œuvre,
à tout ce qu’effectivement j’aurais voulu lui demander.
- Comprenez bien Monsieur, la
vérité est que ce que vous appelez l’esprit français
dans cet art, a toujours été le masque de Paris plutôt que
son vrai visage… Un masque très réussi, s’adaptant
parfaitement à l’original, sans être identique…
N’oubliez pas que ce que nous offrons, non seulement dans les music-halls
mais aussi dans les théâtres de comédie et de vaudeville,
est fait pour les étrangers, Anglais, Américains, Espagnols, et
tout autant les Hongrois. Nous sommes au service du public, nous devons
être un miroir où l’étranger aperçoit le
visage du Français imaginé, tel qu’il aimerait voir
l’esprit français – léger, frivole, grivois, la
nudité douce et non provocante du corps et de l’âme… et tous ces tralalas que vous savez… L’homme
de théâtre français et le dramaturge français sont
conscients d’être les responsables universels de la voix et du
style des muses légères… derrière le charme et le
style direct paraissant simple et insouciant avec lesquels on badine et on fait
l’amour avec les muses, couve la petite conscience amusante que toute
l’Europe et l’Amérique, le monde des voyeurs, sont témoins de la scène. Or, que
s’est-il passé ? Pendant que le goût français
(bien plus sensible et délicat que vous ne le pensez, vous devriez
connaître le petit-bourgeois parisien !) – a petit à
petit transformé ce style en le rendant plus intime et plus spirituel,
l’a étoffé d’éléments sensibles et
quelquefois tristes – la génération la plus douée de
la nation la plus talentueuse a si bien appris notre métier que
bientôt elle le pratiquera mieux que nous. Derrière le masque et
sous le masque elle palpe mieux le véritable visage que les anciens ne
pouvaient l’entrevoir. Il se trouve que vos Molnár, Heltai, Fodor
incarneront bientôt mieux l’esprit français que ne le
faisaient autrefois Weber et Hennequin, ou même Courteline, Tristan Bernard
ou Jules Renard… Et dans cet art typiquement et parfaitement hongrois et
budapestois qu’exerce votre Rózsi, j’ai été
bien obligé de reconnaître cette chose particulière et
spécifique qu’aime le public parisien et qu’il
vénère comme profondément français… Un
drôle de paradoxe, n’est-ce pas ? La vérité est
toujours un paradoxe, la vie elle-même est un paradoxe… Mais
à quoi bon tout expliquer, vous aurez l’occasion de vérifier
ma théorie dans les faits…
À ce moment, le propriétaire
du bar, sous l’approbation enthousiaste des clients, invite
l’actrice à chanter quelque chose si le destin l’a conduite
ici par hasard. Rózsi est charmante, elle ne se fait pas prier, pourtant
elle a travaillé toute la journée à un tournage.
Quand elle regagne sa place, en guise de
reconnaissance sincère j’essaye de lui résumer
l’intéressante théorie dramaturgique de Monsieur Derval. On
dirait qu’en hongrois elle paraît encore plus fascinante, Monsieur
Derval a raison : nous commençons à être meilleurs
Français que les Français.
Hélas je suis dérangé.
Un photographe de Színházi Élet fait inopinément son
apparition ; il est énormément surpris de nous trouver si
bien ensemble, tous les trois. Il ne peut pas rater l’occasion, quel
bonheur qu’il ait son appareil sur lui.
Il me met de mauvaise humeur pour avoir
interrompu mes explications, je ne manque pas de lui laver la tête.
- Qu’est-ce que c’est que
ces manières ! D’abord vous arrivez avec dix bonnes minutes
de retard, Rózsi vient de terminer sa chanson, n’est-ce pas que
nous étions convoqués pour vingt-trois heures quinze
précises ? Deuxièmement, avez-vous oublié qu’il
était convenu qu’aucun de nous ne devait apercevoir qu’il
est pris en photo ?
- Mais Monsieur le Rédacteur,
si la photo rate, n’est-ce pas vous qui seriez le plus
mécontent ?
Là, il n’a pas tort.
Színházi Élet, n°
33, 1935.