Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Ferenc MolnÁr incarne un esprit français plus pur que les Écrivains de Paris –

dÉclare paul derval, directeur des folies bergÈres

Description : Description : Description : C:\la tour\DOSSIER ZUT\FRIGYES\Site KF\Fonds d'écran\1935 fonds\Ferenc Molnar incarne un esprit français l.jpga vie n’est-elle pas étrange ? Pleine de hasards.

Par le plus grand des hasards je me dis hier soir : il est onze heures, je sors, j’ai envie de visiter pour une fois le quartier du château, afin de mesurer où en est ce fleuron épanoui du  tourisme, cette belle Budapest caressée par les rayons du soleil d’été.

Pendant que je traverse le Danube à pas mesurés et je médite sur les tendances du tourisme et en général sur les interactions culturelles et artistiques, il me revient que j’ai entendu signaler dans l’après-midi que Monsieur Derval[1], directeur omnipuissant des Folies Bergères de Paris vient de passer à Pest, il s’agirait d’un contrat important, on chuchote le nom de Rózsi Bársony[2]. Alors là, ce Derval c’est un homme à moi, un qui en sait long sur les sujets qui m’intéressent, les dernières évolutions des relations notoirement fraternelles entre l’esprit français et l’esprit hongrois. Quel dommage que nous ne nous soyons pas rencontrés.

J’entre dans un bar et devinez qui est la première personne que je découvre à une grande table, en joyeuse compagnie ?

Rózsi Bársony ! Je tape des mains.

- Quelle chance ! Justement je pensais à vous !

Elle rit de bon cœur :

- Devrais-je vous répondre que moi aussi ?

- Ayez tranquillement le courage de l’avouer. Nous avons donc tous les deux justement pensé à vous.

- C’est juste. Mais qu’est-ce qui vous amène ? Bon, puisque vous êtes là, permettez-moi de vous présenter à ces messieurs. Savez-vous que vous tombez parmi nous dans un moment stratégique et décisif ? Ce monsieur ici auquel je vais vous présenter, une tête intéressante, n’est-ce pas, n’est autre que Paul Derval, le "directeur des Folies Bergères", autrement dit l’empereur de tous les cabarets et music-halls de Paris, les fameuses Folies et Moulins et autres théâtres de gaîté que l’on évoque chez nous comme "l’esprit parisien" légendaire. Devinez pourquoi il est ici !

- Pour vous.

- Dans le mille, quel détective vous êtes ! Et que veut-il de moi ?

- Attendez, laissez-moi réfléchir… Ça y est ! Il vous propose un contrat aux Folies Bergères.

- Vous êtes génial ! Nous signerons le contrat demain matin. Monsieur Derval, je vous présente Monsieur Frigyes Karinthy, le plus célèbre… (ma modestie m’interdit d’achever la phrase, de peur que le lecteur ne comprenne le français).

Monsieur Derval, l’air d’un manager américain, mais dans ses gestes et expressions un vrai Français du Sud, sa large figure incandescente brille et sourit, ses épais sourcils sautillent.

Oh là là… enchanté…

- Tout l’honneur est pour moi… N’est-ce pas un hasard si le meilleur expert du charme séculaire de la gentillesse et de la gaillardise françaises, le Poiret de la chanson dictant la mode, dans sa tournée d’affaires choisit justement une Hongroise pour incarner les principales valeurs françaises et parisiennes dans le music-hall le plus français de la capitale française ? Puisque le hasard nous a fait nous rencontrer, permettez-moi de vous demander ce que vous pensez de…

Écoutez, Monsieur, je vous expliquerai…

Et avant que je ne puisse reprendre haleine, c’est avec le tempérament d’un Danton et avec les connaissances d’un Lloyd George que le magnifique monsieur Derval répond dans une dissertation, véritable chef-d’œuvre, à tout ce qu’effectivement j’aurais voulu lui demander.

- Comprenez bien Monsieur, la vérité est que ce que vous appelez l’esprit français dans cet art, a toujours été le masque de Paris plutôt que son vrai visage… Un masque très réussi, s’adaptant parfaitement à l’original, sans être identique… N’oubliez pas que ce que nous offrons, non seulement dans les music-halls mais aussi dans les théâtres de comédie et de vaudeville, est fait pour les étrangers, Anglais, Américains, Espagnols, et tout autant les Hongrois. Nous sommes au service du public, nous devons être un miroir où l’étranger aperçoit le visage du Français imaginé, tel qu’il aimerait voir l’esprit français – léger, frivole, grivois, la nudité douce et non provocante du corps et de l’âme… et tous ces tralalas que vous savez… L’homme de théâtre français et le dramaturge français sont conscients d’être les responsables universels de la voix et du style des muses légères… derrière le charme et le style direct paraissant simple et insouciant avec lesquels on badine et on fait l’amour avec les muses, couve la petite conscience amusante que toute l’Europe et l’Amérique, le monde des voyeurs, sont témoins de la scène. Or, que s’est-il passé ? Pendant que le goût français (bien plus sensible et délicat que vous ne le pensez, vous devriez connaître le petit-bourgeois parisien !) – a petit à petit transformé ce style en le rendant plus intime et plus spirituel, l’a étoffé d’éléments sensibles et quelquefois tristes – la génération la plus douée de la nation la plus talentueuse a si bien appris notre métier que bientôt elle le pratiquera mieux que nous. Derrière le masque et sous le masque elle palpe mieux le véritable visage que les anciens ne pouvaient l’entrevoir. Il se trouve que vos Molnár, Heltai, Fodor incarneront bientôt mieux l’esprit français que ne le faisaient autrefois Weber et Hennequin, ou même Courteline, Tristan Bernard ou Jules Renard… Et dans cet art typiquement et parfaitement hongrois et budapestois qu’exerce votre Rózsi, j’ai été bien obligé de reconnaître cette chose particulière et spécifique qu’aime le public parisien et qu’il vénère comme profondément français… Un drôle de paradoxe, n’est-ce pas ? La vérité est toujours un paradoxe, la vie elle-même est un paradoxe… Mais à quoi bon tout expliquer, vous aurez l’occasion de vérifier ma théorie dans les faits…

À ce moment, le propriétaire du bar, sous l’approbation enthousiaste des clients, invite l’actrice à chanter quelque chose si le destin l’a conduite ici par hasard. Rózsi est charmante, elle ne se fait pas prier, pourtant elle a travaillé toute la journée à un tournage.

Quand elle regagne sa place, en guise de reconnaissance sincère j’essaye de lui résumer l’intéressante théorie dramaturgique de Monsieur Derval. On dirait qu’en hongrois elle paraît encore plus fascinante, Monsieur Derval a raison : nous commençons à être meilleurs Français que les Français.

Hélas je suis dérangé.

Un photographe de Színházi Élet fait inopinément son apparition ; il est énormément surpris de nous trouver si bien ensemble, tous les trois. Il ne peut pas rater l’occasion, quel bonheur qu’il ait son appareil sur lui.

Il me met de mauvaise humeur pour avoir interrompu mes explications, je ne manque pas de lui laver la tête.

- Qu’est-ce que c’est que ces manières ! D’abord vous arrivez avec dix bonnes minutes de retard, Rózsi vient de terminer sa chanson, n’est-ce pas que nous étions convoqués pour vingt-trois heures quinze précises ? Deuxièmement, avez-vous oublié qu’il était convenu qu’aucun de nous ne devait apercevoir qu’il est pris en photo ?

- Mais Monsieur le Rédacteur, si la photo rate, n’est-ce pas vous qui seriez le plus mécontent ?

Là, il n’a pas tort. 

 

Színházi Élet, n° 33, 1935.

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[1] Paul Derval (1880-1966). Il dirigea pendant près de 50 ans les revues aux Folies Bergères.

[2] Rózsi Bársony (1909-1977). Actrice, chanteuse et danseuse hongroise.