Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Humour et magyar

Du journal d’un humoriste chagrin

Même un homme de plume ordinaire se l’entend assez répéter, alors imaginez combien de fois l’a entendu un pauvre humoriste tout au long de sa vie. Dans la bouche d’un civil ou d’un entrepreneur, comme une idée fixe qui revient obstinément, le cri de perroquet : Monsieur, procurez-nous de l’alacrité, de l’humour, de l’humour, des blagues, nous voulons rire, les gens veulent rire dans ce monde pénible. Le monde n’était pas si pénible que ça, tout au moins vu d’ici, vu de l’autre côté, dans la belle époque, mais je n’ai pas le moindre souvenir d’un éditeur, un directeur de théâtre, de cabaret, de music-hall, ou même d’un lecteur qui se serait plaint de trop de bonne humeur, qui se serait soucié que le rire aille au détriment d’un approfondissement sérieux. Je me rappelle très bien que je me révoltais, jeune écrivain enthousiaste et passionné de vingt ans (qui, apparemment et accessoirement, avait le don de faire rire) contre cette généralisation. Je voyais clairement que cette bonne humeur à tout prix, ce "keep smiling" affiché se venge abominablement, il incarne une falsification, une dérision de la gaîté véritable, et je crois que j’ai été le premier dans le genre du persiflage et de la satire à oser mettre au pilori les genres soi-disant "humoristiques" aussi, si je sentais que l’humour était forcé, artificiel et maniéré. Un critique à l’oreille fine a développé un jour dans son essai écrit sur le jeune homme morne et résolu que j’étais à cette époque, que son humour n’était que la conséquence totalement spontanée et sans doute non intentionnelle d’une vision du monde, qui pour lui est tout aussi sérieux, naturel et allant de soi, que la leur pour les gens "ordinaires", et que moi-même je me demandais ce que les gens peuvent aimer tant dans ce qui est évident et naturel. En effet, il arrivait fréquemment à cette époque-là que les rires me vexent, que je les ressente comme si les gens riaient de moi, et ma formule autrefois populaire selon laquelle « je ne plaisante pas avec l’humour » était une des éruptions de cette vexation d’enfant.

 

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Désormais je vois mieux la différence entre ma vision et celle des gens "ordinaires". Je ne suis plus surpris si ce que je pense sérieusement leur fait un effet grotesque, ou si ce que j’ai destiné expressément à faire une blague, les fait réfléchir et méditer. Avant tout j’ai compris que la vérité exprimée concisément et clairement fait toujours l’effet de l’humour, simplement parce que nous n’y sommes pas habitués, nous avons une image embellie, stylisée et fausse de la réalité. Une caricature bien réussie nous fait rire non parce qu’elle déforme, mais parce qu’elle ressemble trop à l’original, davantage que les yeux du peintre, nos yeux, ou l’objectif de l’appareil de photo. Ce miroir déformant et "ce monde marchant sur la tête", cette façon de l’humoriste d’observer les choses, n’est tout simplement autre que l’image réelle de ces choses-là, à travers la double lentille de l’âme de l’artiste : cette double lentille retourne dans sa position originale l’objet que l’œil ordinaire voit à l’envers une vie durant, car la lentille unique l’avait inversé.

 

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Les vérités découvertes brusquement, à l’inattendu, ont toujours fait un effet comique, souvent même pour la personne qui les a découvertes ; comment pourraient-elles alors ne pas surprendre un non initié qui ne les a jamais cherchées. Pour attester que vraiment ceci n’est pas une blague, j’évoque un souvenir qui m’est par hasard professionnel. Je n’oublierai jamais à quel point j’ai été surpris lorsqu’à un moment de distraction fortuit, j’ai découvert le secret du rire, cette manifestation humaine tellement intéressante pour un humoriste. Étant arrivé en retard au cinéma, j’y suis entré juste au moment où le film sur un sujet inconnu montrait en gros plan le visage du héros. Ses traits déformés, sa bouche écartée, ses gencives retournées m’ont fait frissonner, j’étais persuadé de voir devant moi les souffrances et l’agonie d’un homme, une sorte de "faciès hippocratique", alors que l’image s’éloignant il s’avéra qu’il s’agissait d’un rieur. Dans la conférence que j’ai improvisée plus tard sur le fait physiologique et psychologique du rire et où j’ai provoqué artificiellement le rire afin de le surprendre « in flagranti" et de l’analyser sur le visage du public, l’explication évidente s’est imposée : le rire provient de la souffrance et les pleurs proviennent du  plaisir, exactement le contraire de ce que l’on croit généralement.

 

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Quoi qu’il en soit, il est certain que faire rire est une condition laborieuse pour un humoriste professionnel. Observez derrière les coulisses le malheureux auteur dramatique d’une comédie à la première de sa pièce qui décidera de son destin, avec la sueur qui coule de son front, en train d’attendre le premier rire décisif, rédempteur, depuis la salle ! En fait, le rire présente une grande difficulté. Impossible de rire sur ordre ou par convenance ou compassion, le rire est physique, tu as beau expliquer que là il faut rire, si le diaphragme ne le ressent pas – c’est comme l’amour sans sentiment. C’est facile pour l’auteur d’un drame ou d’un essai sérieux. L’image extérieure de l’ennui et de l’attention intéressée ne diffère pas outre mesure, un public discipliné affiche les deux de la même façon. Mais rire ! C’est autre chose. Un jour, par plaisanterie et méchanceté, jeunes écrivains nous sommes allés mettre de l’ambiance pour une mauvaise comédie. Le mot d’ordre était que quelle que soit l’ânerie qui serait dite sur la scène, nous rigolerions en chœur comme si nous entendions la meilleure des blagues. Pendant ce temps nous nous faisions marcher aussi. Et alors l’un d’entre nous sans même s’en apercevoir a prononcé une des vérités les plus drôles et les plus révélatrices de l’essentiel : « arrêtez de me faire marcher, je n’arrive pas à rire de la rigolade. »

 

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Il n’y a pas suffisamment d’humour, Monsieur ! Nous manquons d’humour dans ce monde pénible – nous voulons oublier notre quotidien !... Mais pour l’amour de Dieu, vous ne voyez pas que le problème est au contraire qu’il y a trop d’humour ? Regardez, tout le monde fait de l’humour, toutes nos remarques, quand nous nous rencontrons dans la rue, au bureau, en société, se déroulent sous le signe de la plaisanterie conventionnelle, c’est par des blagues que nous chassons les affaires sérieuses à régler ! Serais-je seul à m’en rendre compte ? Je suis peut-être partial. Avec moi tout le monde veut plaisanter. J’ai un jour poussé un soupir vers le ciel : en Hongrie on n’entend pas par humoriste celui qui plaisante avec tout le monde, mais celui avec qui tout le monde peut plaisanter.

 

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Dans ces conditions, petit à petit, un professionnel se déshabitue de prendre son métier au sérieux, tel un médecin de famille, quand chaque membre de la famille de la malade sait mieux que lui, ce qui fait souffrir tante Málcsi. Combien de fois ai-je déjà expliqué à un directeur ou à un rédacteur en chef, qui me torturait : « des blagues, mettez-y des blagues, plus de blagues dedans ». Pour l’amour de Dieu, Monsieur, vous ne comprenez pas qu’on peut tout dire en blaguant, sauf une blague – cela tuerait l’effet ! N’est-ce pas assez drôle pour vous tout ce que j’ai remarqué dans la vie et j’ai reproduit ? Je ne connais pas d’humour plus infernal et plus homérique que cela !

 

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En vain… Trop de cuisiniers gâtent la sauce, au milieu de tant de blagues partout, l’unique chose qui n’est pas risible en ce monde restera bientôt le rire.

 

Pesti Napló, 16 janvier 1935.

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