Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Aveux, tÉmoins, sincÉrité, VÉritÉ
Une audience et un roman
Beaucoup de mots
retentissent, beaucoup de lettres sautillent autour de l’audience de
Rákosi[1]. Tel un motif récurrent dans les
interventions "bienveillantes", revient chaque fois un haussement
d’épaules au nom de l’humanitarisme : allons, quoi
qu’il ait pu se passer il y a seize ans, cela appartient désormais
à l’histoire, n’en parlons plus, puisque aucun de nous ne
voit plus clair à pareille distance. Face à ce scepticisme, nous
devons pourtant nous avouer que d’un point de vue psychologique cette
audience nous intéresse et nous passionne. Nous avons tendance à
nous accrocher précisément
à ces petits détails paraissant insignifiants qu’une
personne normale oublie généralement aussitôt et que nous
considérons comme fiable s’ils concernent des
événements d’aujourd’hui ou à la rigueur
d’hier.
Ici la perception humaniste se contredit.
Et cette contradiction ne s’explique pas suffisamment par
l’expérience que ce sont justement des détails paraissant
secondaires qui gardent éveillés en nous le souvenir des grands
événements rayonnant sur toute la vie : quelques
coïncidences, des petites choses survenues "par hasard" en
même temps que l’événement.
Une autre profonde loi morale est
touchée en nous par notre exigence inconsciente d’attendre,
à propos de son crime réel ou imaginaire, de la part du criminel accusé de se souvenir
non seulement du jour au lendemain mais jusqu’à la fin de sa vie,
avec une précision désespérante, du moindre
frémissement extérieur et intérieur concernant le fait de ce crime. C’est
l’idée fixe d’une inquiétude métaphysique qui
taraude l’âme humaine depuis que celle-ci distingue le bien et le
mal, pour détacher du temps l’action tenue pour criminelle, en
faire une moralité éternelle, s’en instruire, en comprendre
l’essentiel.
Et cette contrainte n’a pas
diminué depuis et par le fait que la nouvelle psychologie ayant
découvert une différence entre une reconnaissance sincère et le constat des faits correspondant à la réalité
(et ayant découvert que nous avons souvent pu nous tromper
sincèrement et de bonne foi, parce que nous ne nous connaissons pas assez bien), rend problématique
la valeur des aveux sincères. Elle n’a pas diminué, elle a
seulement rendu plus long et plus compliqué le chemin par lequel nous
pouvons satisfaire notre instinct de recherche de la vérité. En
commentant l’autobiographie de Wells j’ai déjà
écrit à quel point il est plus difficile d’avouer
sincèrement aujourd’hui
qu’à l’époque des Confessions
de Rousseau. Cette fois c’est une autre œuvre, un roman bâti autour d’un
héros "imaginaire", qui me vient à l’esprit. Ce
roman est rendu pour nous particulièrement actuel
précisément par la description fidèle et consciencieuse
des conditions changées de la recherche de la vérité.
*
Il y a quelques années j’ai lu
"La Tragédie américaine" de Dreiser[2] avec un plaisir mitigé. Je me
rappelle, le roman m’a fatigué, je sentais sa plus grande partie
comme ennuyeuse, inutile, et par là même non artistique. Pourtant
je l’ai mâché jusqu’au bout avec soin et avec
attention, alors qu’habituellement je lance sans scrupule contre le mur
"les livres mal écrits", même s’il se trouve que
leur sujet m’intéresse. Aujourd’hui je sais
déjà ce qui m’y a attaché. Ce livre (et c’est
ce qui témoigne du génie de son auteur, en lutte avec
l’expression souvent indigeste) est comme certaines eaux-de-vie
amères et de saveur désagréable qu’on a du mal
à avaler : leur force
exceptionnelle et leur matière
noble se manifestent dans leur effet retardé, comme celui des
médicaments. Plus je m’en éloigne dans le temps, plus
souvent il me revient à l’esprit, plus fréquemment la vie
me le rappelle ; plus sûrement je
comprends ce qui m’avait échappé lors de la lecture, de quoi il parle en
réalité, pourquoi il
fallait l’écrire, y compris au détriment de
l’intérêt immédiat direct, qu’est-ce que
c’était que l’écrivain voulait, consciemment ou
instinctivement mais à tout prix, communiquer, non afin de nous
distraire ni de nous instruire, mais parce qu’il devait le dire,
c’était plus fort que lui, pour se décharger.
Indiscutablement c’est plus que
l’intrigue bien connue du roman. Cela, il l’a réglé,
de façon assez intéressante et concise, dès le premier
tome. Un jeune homme de vingt ans nommé Clyde Griffith (un
Raskolnikov !) assassine avec préméditation, selon un plan
élaboré avec soin, sa maîtresse Alberta enceinte, qui est
devenue un fardeau pour lui et s’est mise en travers de ses ambitions. Il
sera vite arrêté et condamné à mort.
Maintenant. Tout romancier sachant composer
"artistiquement" (comme Dostoïevski lui-même) aurait
décrit le châtiment avec autant de concision, voire plus, que le
crime : c’est exigé par un sens des proportions, pour un bon
effet. Mais pas chez Dreiser. Le deuxième tome du roman est la
Sibérie de Clyde – Raskolnikov, un compte rendu d’une
infinie longueur, pénible et épuisant, la description
précise paraissant ennuyeuse du dossier complet de trois voire quatre
audiences au tribunal, débutant par la sentence de mort de la
première instance. Clyde vivra encore deux ans après la sentence,
les différents paliers d’appel repoussant la date de
l’exécution. Indubitablement l’auteur n’a pas
l’intention de satisfaire un sadisme pervers qui lui serait venu envers
son héros ou son lecteur, puisqu'il s’interdit de donner une
coloration quelconque aux souffrances du héros. Le roman ne veut pas
être non plus une satire de la justice américaine, le ton que
l’auteur s’impose est bien trop sérieux pour cela. Il
s’agit d’autre chose. Dès la première audience,
dès devant le juge d’instruction, Clyde reconnaît le fait du
meurtre. Ce n’est pas pour alléger la sentence, c’est dans
une autre intention, inconnue de lui-même, qu’il essaye
d’embellir, d’amenuiser son propre rôle, qui plus est en
toute bonne foi. Parce qu’il est vrai qu’il avait planifié
ce meurtre dans tous ses détails, il avait monté un alibi, il
avait emmené la malheureuse Alberta au milieu du lac désert et
préparé sous la main l’appareil de photo avec lequel il voulait l’assommer. Par contre il
serait non moins vrai qu’il a eu peur à la dernière
seconde, il ne se serait plus senti capable
d’exécuter son plan. Mais la peur, cette frayeur, lui aurait
déformé le visage, et Alberta l’aurait vu, elle se serait
penchée sur lui avec étonnement et compassion pour
l’étreindre. À ce moment, comme pour se défendre, il l’aurait repoussée avec
l’appareil de photo, Alberta serait alors tombée dans l’eau
comme lui, mais il aurait nagé jusqu’au bord en la laissant se
noyer. La différence paraît au premier instant effectivement
substantielle, et de ce qui se passe ensuite, il devra en sortir précisément
cette déduction étrange et compréhensible uniquement par
le moyen de la nouvelle psychologie, que pourtant
la différence ne compte pas pour une circonstance atténuante.
Clyde devra se battre à travers
l’inquisition de trois audiences et d’une série
d’interrogatoires particuliers, dans le purgatoire d’un
châtiment plus horrible que la peine de mort. Celui-ci consiste en ce que
pendant deux ans, de jour comme de nuit, il ne pourra s’occuper
d’autre chose que de revivre encore et encore ces cinq minutes quand il
avait exécuté son plan. Ceci jusqu’à apprendre enfin
qu’il n’aura même pas le droit de mourir avant de rédiger minutieusement, avant de
le comprendre, l’acte
lui-même, avant de le reconnaître tel qu’il s’est
passé dans la réalité. Il eut beau se croire parfaitement
sincère, il devra d’abord parcourir la haute école et
l’université amères de la franchise, où nous
comprenons que la franchise sans la
connaissance de soi n’est que sensiblerie inutile et sans valeur.
C’est seulement après cela que se dissout son doute concernant l’harmonie du
crime et du châtiment. Et c’est le jour du terme final
désormais irrévocable, après le refus de la
clémence et quelques jours avant l’exécution, et à
l’aide d’un de ses amis prêtre, brave et charitable,
qu’il réussira à reconnaître en lui-même et
à comprendre enfin ce qui
s’est vraiment passé durant ces minutes fatales dans ce lac
désert. Il s’est passé que le meurtre élaboré
et décidé avec son cerveau et sa volonté, dont les nerfs
délicats se sont dérobés à la dernière
seconde, a été exécuté
par son inconscient, devenu indépendant, poussé par la loi de
l’inertie, tel un bourreau qui a reçu l’ordre de "faire
son devoir" et que ne peut plus arrêter la sensiblerie
momentanée du juge. La différence quant à la gravité
du crime est minime : le crime n’a peut-être pas
été commis par sa volonté consciente, mais ses muscles ont
circonvenu sa volonté. Étant donné que l’instigateur
d’un crime est tout autant, sinon plus, puni par la loi que
l’exécutant, Clyde peut partir relativement serein vers la chaise
électrique, dans la conscience certaine que la sentence, au moins dans
la lettre de la loi, n’est pas inéquitable.
*
Seize ans écoulés.
L’humanitarisme me chuchote :
c’est trop pour un châtiment. L’instinct moral :
c’est insuffisant pour une reconnaissance.
Pesti
Napló, 27 janvier 1935.
[1] Mátyás Rákosi (1892-1971). Premier secrétaire du Parti Communiste Hongrois alors clandestin. Condamné à la prison à vie en février 1935 pour sa participation à la République des Conseils en 1919. À la tête de l’État de la Hongrie communiste de 1947 à 1955.
[2] Theodore Dreiser (1871-1945). Écrivain américain.