Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
sociÉtÉ, plateau tournant
Moralités d’un
jeu charmant
Je vais commettre une indiscrétion, mais
elle n’est qu’apparente. Je révèle, dans
l’intérêt de l’étude ci-dessous, que nous avons
ressuscité dans la maison du plus éminent des écrivains hongrois
(dans la folle ambiance d’après-dîner) l’amusement
pouvant s’appeler photographie de la parole. Hélas, la
critique et l’esthétique n’ont pas encore suffisamment
évolué dans ce pays pour que tout le monde devine
immédiatement le nom de l’illustre propriétaire de la
maison en question. Je sens par ailleurs nécessaire de souligner que les
messieurs et les dames présents étaient tous des esprits
remarquables. Y compris ma modeste personne, oui, vous avez bien entendu, ma modeste
personne : je vous prie de ne pas vous en étonner, mais en effet
ces derniers temps malgré ma distraction je commence à remarquer
que mes adeptes et mes amis, par tendresse bizarrement
interprétée, présentent de plus en plus fréquemment
ma modeste personne à ma place – j’aimerais leur
faire perdre cette habitude, qu’ils me fassent confiance, je m’en
occuperai, qu’ils soient gentiment modestes en leur propre nom.
Voilà !
Au demeurant, le jeu est très
simple. Quelqu’un s’assoit discrètement dans un coin (cette
fois la fille charmante et intelligente de l’hôte) et note tout
en sténo, sans critique et sans sélection, tout ce que disent la
maisonnée et les invités, avec une froide objectivité,
comme un gramophone ou une machine à photographier. Une demi-heure plus
tard elle arrête la conversation et donne lecture de ses notes.
Ce dévoilement simple a selon mon
expérience un effet orageusement amusant et grotesque sur les
participants. La trace brute et sans retouche des paroles est aussi effrayante
et comique pour ceux qui en étaient les acteurs que des épreuves
brutes sorties d’imprimerie, elle nous représente dans nos
instants spontanés, à notre insu. Nous ne nous reconnaissons pas,
pour la raison justement que nous nous reconnaissons trop bien :
derrière notre visage miroir, notre visage photographie,
notre visage portrait auquel nous sommes habitués, nous
découvrons le vrai – ridicule, infantile, en robe de chambre.
Et aucune grandeur spirituelle, aucun sens
châtié de la forme n’en dispensent. Je me suis souvent
trouvé en compagnie de gens bien nés et d’esprit
particulièrement aiguisé, où quelqu’un a
réalisé cette expérience, et le résultat
était toujours le même : un charabia confus et incompréhensible
dont il appert que personne n’écoute autrui, tout le monde
rabâche la chanson de ses idées fixes, personne ne se soucie de
donner un fil conducteur aux échanges d’idées,
d’ailleurs il n’est absolument pas question d’échanger
des idées dans la recherche de la vérité qui flotte
au-dessus de nous tous, tout au plus attrape-t-on les uns des autres
d’insignifiantes loques de mots, afin de s’en servir pour lancer
une idée ou un souvenir concernant un autre sujet, souvent à
partir de mots mal compris. Les idées se perdent de la phrase dès
le premier instant, elles s’éparpillent par terre, se font
piétiner comme les mégots des cigares, sans que personne ne
s’en préoccupe. Le plus amusant est la permanence des
contradictions. "A" défend avec véhémence un
point de vue que "B" lui dispute, et sans s’en rendre compte,
deux minutes plus tard ils ont changé de rôles, tels les
escrimeurs des tournois médiévaux chez lesquels la règle
voulait qu’ils échangeassent leurs épées à
mi-parcours : "A" représentera passionnément la
position de "B" et réciproquement, ayant totalement
oublié leurs prétentions antérieures, comme si on
échangeait les tirages bruts de prises de vues positives et
négatives dans un film improvisé, le nègre deviendra blanc
et le blanc se changera en noir. Et tout cela se déroule en demi-phrases
hâtives, hachées et vides de sens, ce qui est naturel quand on
pense que dans la réalité ces phrases sont terminées par
des gestes et des sons inarticulés, des mouvements et des mimiques du
visage. Nous voyons une danse sans musique ou nous écoutons du jazz sans
danse, c’est pourquoi l’image d’ensemble donne
l’impression de caquetages bébêtes et irresponsables,
indépendamment de savoir si le cas réunissait les participants
d’une fête d’anniversaire d’enfants de sept ans ou des
diplomates responsables du destin de l’Europe. Il m’est
arrivé de me trouver dans une société composée de
grands de ce monde, de bonne ou mauvaise réputation, en tas, des
"spirituels", des "profonds" ou des "formalistes"
notoires et labellisés, champions célébrés de leur
profession, philosophes, artistes, hommes politiques – en photographie de
la parole, chacun donnait l’impression de n’être qu’un
enfant gâté, mal élevé qui "fait le pitre"
en compagnie d’adultes sérieux. Le philosophe de la pensée
du nirvana moderne réitère à plusieurs reprises, en
bafouillant, l’éloge d’une recette de
hors-d’œuvre, de plus en plus furieux parce qu’on ne
l’écoute pas ; du compositeur de musique
ésotérique révolutionnaire de son siècle on apprend
qu’il considère comme l’expérience la plus profonde
de sa carrière le jour où on a éclaboussé son frac
de ketchup ; la vedette de cinéma est une spiritiste convaincue, le
champion du monde de boxe s’avère être un disciple de
poètes lyriques – le tout arrosé de la sauce d’une
sorte de rigolade timide, nerveuse, hystérique, comme quand chacun
ressent séparément la gaucherie de sa situation,
d’être sorti du milieu conforme à sa personnalité, et
contraint de danser, qui plus est avec le sourire, sinon il risque
d’éclater en sanglots et de se trahir.
Tout cela rappelle fortement le plateau
tournant du Luna-Park au Bois de la Ville. Un disque rond tourne de plus en
plus vite, tout un tas de gens montent dessus, chacun s’efforce de se
maintenir au milieu car des bords on serait immanquablement emporté par
la force centrifuge : ils s’entassent donc autour du chanceux qui
s’est approprié le centre et se trouve ainsi dans une
sécurité relative. La situation est pénible, tout le monde
ricane dans son désespoir, celui qui a réussi à se
maintenir en équilibre, mais aussi celui que sa maladresse ou sa
position défavorable a éjecté.
Ce plateau tournant c’est la
société. (Ou même la Société au sens
large ?) Il existe forcément un centre, la personnalité la
plus éminente, la plus puissante ou la plus suggestive, les autres
tentent de guetter et d’imiter son attitude, son comportement, son
style ; d’un autre côté même celui-ci ne peut
jamais se sentir en sécurité, on peut à tout moment le
bousculer de sa position axiale et alors il commencera à
trébucher avec les autres. Il essaye de prouver sa
supériorité par un style direct, nonchalant, masquant son
inquiétude, les autres s’adaptent à ce ton, dictant
l’ambiance générale, ce dont après coup la
maîtresse de maison constatera avec satisfaction :
« L’ambiance était superbe, on a beaucoup
rigolé ».
Or cela existe depuis que les gens, dans le
but de "simplifier" le contact et le commerce entre eux (il y a une
trentaine de milliers d’années) ont inventé la licence la
plus bizarre, la plus complexe, la plus antinaturelle (donc la plus humaine)
des procédés techniques : l’instrument de musique des
bruits combinés avec l’instrument des cordes vocales et des
équipements buccaux, la parole. Jusque-là ils se comprenaient
parfaitement – des sons musicaux, des grimaces et des accents arrivaient
à exprimer merveilleusement tout ce qu’ils avaient (pouvaient
avoir) à se dire. C’est la parole qui a ensuite
apporté le charabia, la non-compréhension et la pagaille :
tiens, voici l’image brute, la photographie, si tu en retranches la
couleur, l’odeur, le sens des sons exprimant l’harmonie parfaite
des mouvements, mimiques, sentiments et emportements.
Je soupçonne que toute conversation
collective (excepté les dialogues véritables) qui aurait
été stylisée et ordonnée, préservée
par l'histoire et la littérature, présenterait la même
image si nous disposions de leurs prises de son originales. Un expert peut
même comme cela déceler parfois un lambeau par hasard
oublié des épreuves brutes. Dans son livre consacré
à Kossuth Lóránt Hegedűs avertit pertinemment d'un
lapsus que nous connaissons tous de nos livres scolaires, nous y sommes
habitués, nous le considérons comme correct. Kossuth termine son
célèbre chef-d'œuvre oratoire, une improvisation
géniale, par ces mots : « La Hongrie ne peut pas
être enfoncée, même par les portes de l'enfer ».
Pendant des décennies personne ne s'est aperçu du non-sens de
cette image qui a sans doute dû parvenir dans les notes des
sténographes par erreur, par une confusion de termes, Kossuth voulait
vraisemblablement dire que la Hongrie enfoncera même les portes de l'enfer.
Les enregistrements originaux sont souvent
truffés de ce genre de lapsus.
J'aurais très envie de reconstituer,
tâche digne d'un écrivain, l'original, disons, des discussions de
Socrate dont Platon, le classique des débats, a taillé ses
modèles immortels.
Je suis persuadé qu'elles
ressemblaient davantage aux notes d'hier soir, que la maîtresse de maison
a lues pour notre amusement à tous, qu'à nos lectures scolaires
portant les titres de Symposium ou Gorgias.
Même l'homme le plus sensé et
le plus enthousiaste n'a pas un comportement intelligent quand il se trouve sur
le plateau tournant.
Le plateau tournant c'est le groupe…
Serait-ce la Société au sens
large ?
Serait-ce le globe terrestre ?
Ou le système solaire ? Ou le
cosmos tout entier ?
Pesti Napló, 10 février 1935