Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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« partout j’ai vu des fenÊtres… »

Gangsters européens et américains

 Quatre condamnations à mort, en deux affaires, dans les journaux de la semaine : une chaise électrique et trois pendaisons, la première en Amérique, les autres chez nous, et selon la presse du jour, quant au caractère et au style des crimes, c’est l’Amérique qui a créé l’école et la tendance.

Hauptmann, l’assassin du bébé Lindbergh, a donc enfin été condamné. Observez les comptes rendus locaux, à quel point ils sont caractéristiques, même en traduction, a fortiori si on lit les gros titres et les sous-titres des articles des journaux originaux. L’accent n’est jamais mis sur les données objectives ou les événements officiels dans le cadre du procès ; bien plus, sur les fleurs sentimentales ou passionnelles apparemment accessoires ainsi que les fleurs de rhétorique qui éclosent sur le bas-côté de la route battue de la procédure pénale, comme pour signaler que ce sont ces dernières qui comptent davantage pour l’âme ou la nature humaine, et non les faits et les actes froids. On remarque que cette Amérique moderne, descendante de cette autre Amérique fondatrice pas très ancienne, qui dans les affaires criminelles aimait pencher du côté exempt de sentiments de la loi de Lynch, nage cette fois avec exubérance dans la sauce lyrique qui entoure le monde des crimes. Les "envoyés spéciaux" au procès, autant de poètes et artistes impressionnistes, remarquent en tous les détails, les prises de vues "en couleur" ou colorées qui, comme par hasard, de façon émouvante (ou au moins avec effet) en rajoutent aux événements, tels des documents de "l’humain éternel". Le journaliste américain sert ces observations "raffinées", en phrases convenablement dramatiques, oh pardon, en gros titres et sous-titres (car il n’y a guère de texte dans ce genre de reportage américain, en dehors des gros titres et des sous-titres). « L’ombre de la chaise électrique se projette sur les dents serrées de Hauptmann. Je vais dans la chaise électrique la tête haute – chuchote Hauptmann d’une voix éraillée. » « Sentence de mort – les jurés sanglotent. » « Il ne plaint que sa femme et ses enfants – ce sont eux aussi des innocents. » « À ma place vous ressentiriez la même chose que moi – affirme Hauptmann aux journalistes. » « Les jurés se distraient à la musique d’un gramophone – le sol est couvert de mégots de cigarettes jusqu’aux chevilles. » Et ainsi de suite, dans de même ténor et les termes tels que "se distraient" ou les "mégots" sont typographiés en lettres grandes comme des maisons. Tout cela rappelle étrangement ces photos "d’art" miniatures, de nos jours très à la mode (surtout à Berlin et à New York), qui représentent une boîte d’allumette et un morceau de sucre sur une surface si grande qu’elle contenait autrefois la chaîne de l’Himalaya. Ils sont sacrément forts en typographie, non d’une pipe, ces photo-monteurs ! La une, grande comme un drap de lit, d’un journal de Boston couvre un mur de notre rédaction, datée encore des premiers mois de l’enlèvement de ce bébé, la page ne contient que ces deux mots « BABY DEAD », mais ces huit lettres s’étendent d’un bord à l’autre de la page.

Tout cela dans l’ensemble est tout de même de l’art, une mise en relief dans l’histoire statique sèchement répétitive de la vie, de ce qui y est particulier, qui se distingue, qui est nouveau car spécifique de ce qui est apesanteur humaine, incommensurabilité. Oui, c’est de l’art, et même de la poésie – mais une poésie écœurante, qui sonne faux, sans saveur, de la poésie de masse, de foire, une copie, une dilution de l’original transformé à l’usage de la consommation vulgaire de la masse, de la piquette par rapport au nectar de la source ancestrale européenne – un succédané frelaté d’alcool, trafiqué, mélangé avec de la cannelle et du gingembre, servie dans une bouteille flanquée d’une vignette de Tokay ! C’est eux que nous avons choisis pour maîtres, nous Européens ? N’est-ce pas cela le gangstérisme ? La main est peut-être celle d’Esaü, mais en ce qui concerne la voix et l’âme, plus importantes que la main… C’est bel et bien une histoire américaine, une ballade américaine : mais si nous avons quelque chose d’équivalent chez nous dans ce genre, nous pouvons citer tout au plus la ballade sûrement la plus mauvaise de la littérature mondiale (nous pouvons être fiers que ce soit un poète hongrois qui emporte la palme dans le meilleur comme le pire) – nous pouvons citer comme repoussoir le poème de Pál Gyulai[1] intitulé "Pókaïné", que nos livres scolaires reprennent depuis soixante-dix ans et dans lequel on peut lire ces vers : « Non, non, non, il n’y en a qu’un, un unique, crie Pókaïné, et son cœur se fend. »

 

Un pasteur protestant prend la parole pour la défense de Radovics[2], cambrioleur de banque, avant la sentence. Il fait lire les aveux officieux du prisonnier. Le tribunal, non sans réserve, légitime l’intervention car il sent spontanément que dans le ton de l’aveu il y a quelque chose qui dépasse le cadre de ce procès, qui parle en effet à la société comme le pasteur le prétend… Le tribunal le sent et s’incline devant quelque chose qui va au-delà de la vie : l’émotion artistique.

Je suis persuadé en effet que sans le savoir tout le monde, juge ou pasteur, a été saisi par la même image, avec une force telle qu’il fallait la sauver, la fixer comme un poème ou une nouvelle : une métaphore pour laquelle (les poètes connaissent cela) cela valait la peine de vivre et de mourir.

À la question de savoir ce qu’il a ressenti à l’instant où il s’est arrêté dans l’agence de la banque, le revolver armé à la main : dans cet instant décisif, l’instant décisif de toute sa vie, Radovics, le timide, le nerveux, le taré, répond : « Comme si des fenêtres s’étaient ouvertes partout autour de moi, même là où il y avait un mur, des fenêtres, illuminées un instant, mais qui se sont mises aussitôt à s’assombrir… »

L’image est parfaite. Parfaite car à première vue elle n’a aucun sens, pourtant nous sommes pris de frissons froids dans le dos, nous sentons immédiatement que l’aveu est aussi vrai et aussi sincère qu’on ne peut extraire que de l’inconscient, dans cette profondeur de l’âme où se déroulent les instincts les plus archaïques et les impressions les plus récentes, les emportements les plus vulgaires et les vécus les plus personnels.

Parfaite sous tous les angles, car au-delà de la forme artistique elle est scientifiquement justifiable, elle recèle un authentique vécu (car la vérité artistique est toujours en même temps une vérité scientifique, et non le contraire). Les fenêtres imaginaires multipliant les fenêtres réelles évoquent tangiblement l’éblouissement d’un état d’excitation exceptionnel. Des phosphènes apparaissent (Bergson), petits cercles éclairs, s’estompant lentement qui, tels des lambeaux de souvenirs du réel, vibrent devant nos yeux avant de s’endormir, pour se transformer ensuite en sources de nos images oniriques (images de désir). Radovics est saisi par la double passion contradictoire du désir et de la terreur, de la rapacité et de l’instinct de conservation, dans ce carrefour de la vie et de la mort – il est clair qu’il est proche de défaillir de peur. Les vraies fenêtres deviennent oniriques – à l’instant du paroxysme de l’instinct de voleur promettant une vie meilleure, les fenêtres imaginaires s’ouvrent.

Mais ces fenêtres, comme elles sont artistiquement et symboliquement vraies et évidentes, au-delà de toute explication psychique, en tant qu’images poétiques, conclusions morales, presque connaissances occultes ! Des fenêtres, s’ouvrant de l’âme vers le dehors et du dehors vers l’âme – au moment décisif de la pensée et du sentiment, de la passion et de la volonté, sous l’inspiration de la reconnaissance et de l’action, à la frontière où matière et âme, impression sensuelle et souvenir du passé se rencontrent sur le seuil de l’instant présent d’un "déjà-vu" qui louche : peut-être seulement deux extrêmes ont pu déjà voir ces fenêtres, dans les situations exceptionnelles d’une vie pleine et intense : le poète créateur et l’assassin.

Ce passage dans l’aveu de Radovics est tolstoïen. On n’en trouve de semblables que dans les visions des plus grands romanciers.

Je pense à des romanciers européens.

Gangster ou non, peu importe, peu importent les films, le magnifique Viva Villa ou les kitsch honteux à la Tom Mix[3] : seule la main appartient à Esaü – la voix est plus ancienne, beaucoup plus ancienne, c’est la voix de Jacob, c’est le mystère de l’Eurasie ancienne, celle du peuple qui, en deçà et au-delà de l’Euphrate, à Athènes comme à Jérusalem, a inventé l’âme.

Quand est-ce que l’aristocrate, même dans la misère, eut besoin d’apprendre les manières d’un parvenu ?

C’est en vain que vous vouliez être des gangsters, vous, pauvres misérables criminels imbéciles, les Tari et Szepesi et Radovics européens – vous n’êtes que des larrons, des latrones[4], comme Monsieur Cicéron, l’avocat, vous a qualifiés à Rome dans une affaire de vol de statues.

Ce n’est pas vraiment à notre honneur et nous n’avons pas de quoi nous vanter : mais s’il s’agit de crimes – les grands crimes tout comme les grandes vertus, de même que les formes anciennes  et primitives des gratte-ciel, les bandes de voleurs et même la chaise électrique, c’est à travers les fenêtres s’obscurcissant de l’Europe que les a aperçus pour la première fois la riche et intéressante Amérique.

 

Pesti Napló, 17 février 1935.

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[1] Pál­ Gyulai (1826-1909). Historien, écrivain hongrois.

[2] László Radovics, Nándor Tari et László Szepesi : assissins de trois personnes au cours d’un hold-up dans une banque.

[3] Viva Villa. Film de Howard Hawks (1934) sur la vie de Pancho Villa.

Tom Mix (1880-1940). Acteur et réalisateur américain. Il apparaît dans plus de 300 westerns.

[4] Bandits