Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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une Âme sur la voie Étroite du cinÉma

(Présentation de films d’amateurs à la presse)

J’ai du mal à rester objectif, je suis entraîné par mon imagination. Le modeste drap de quelques mètres carrés sur le mur du cinéma minuscule s’ouvre comme une fenêtre, pas tant dans l’espace que dans le temps ; je vois l’Avenir comme je l’avais jadis rêvé, sous l’effet du premier cinématographe lorsque, du haut de mes vingt ans, sous le titre "La métaphysique de l’image animée"[1], j’ai écrit un éditorial dans Nyugat, et Ernő Osvát[2] l’a publié comme une prophétie. C’est ce que j’avais jadis rêvé, la participation  de l’individu en tant qu’artiste à la nouvelle forme d’expression, de toute son âme, comme dans les temps héroïques où on avait inventé l’écriture. Car j’affirme et j’insiste : le cinéma a ouvert une nouvelle ère dans l’histoire de la culture, à l’instar de l’écriture dans les premières années de la fixation des pensées.

On ne s’en est presque pas aperçu parmi tant d’autres malentendus du commencement, mais le mince ruisseau des cinéastes amateurs forme tout autant un réseau autour du globe que la pellicule sans fin projetée dans les palais cinématographiques. Quatorze pays viennent de participer à la première compétition internationale de pellicule étroite organisée par la Fédération des Cinéastes Amateurs dans la semaine de la Saint-Étienne, dont la présentation solennelle aura lieu le dix-huit août.

Ce dont je vais faire ici un compte rendu concis, ne touchera que les quelques productions sélectionnées et primées par le jury.

Étant moi-même membre du jury, au-delà de l’évaluation officielle, je laisserai cette fois faire valoir seulement mes impressions de spectateur. Une première donnée qui fait réfléchir :

les Japonais, les Allemands et les Hongrois ont présenté plus de films

que toutes les autres nations réunies.

Mais en valeur et en qualité la moyenne est très équilibrée – comprenons bien qu’il ne s’agit pas d’usines, de productions ou d’entreprises, il s’agit de particuliers qui, avec leurs petits appareils sous le bras, se sont lancés pour retrouver ce qui, dans le monde ondoyant des mouvements, a le plus régalé leur goût, leur tempérament, leur vision, leur instinct artistique ou leur curiosité personnelle. Tels sont ces hommes réunis de tous les coins du monde – avec les petitesses qui les distinguent, mais avec les traits magnifiques et substantiels qui les rassemblent.

 

Un petit garçon allemand,

qui marche à travers champs et forêts, par un bel après-midi d’été.

Fort heureusement il manque le son, d’ailleurs inutile cette fois – le soleil allemand cligne amicalement de l’œil entre les feuillages, des arbres allemands balancent dans le vent selon leur coutume internationale, un lézard allemand glisse et serpente dans l’herbe comme tout autre, et le garçonnet charmant cueille et se fourre des mûres à deux mains dans la bouche du même geste que tout autre enfant du monde, ses yeux clignent en allemand et en hongrois et en italien et en français, accompagnés d’un sourire coquin : voici le véritable langage universel, la parole de l’image, la communication ressuscitée des antiques hiéroglyphes. Un hydrophile à dos brillant perce depuis un petit tas de sable, fourrage, se dore au soleil et zigzague, sans bande-son, pourtant j’entends son crissement. Le soleil se couche, les ombres aussi, le saule chagrin s’incline, le pétale d’un coquelicot voltige sous le nez du petit garçon qui finira par s’endormir – c’est un royaume des fées, une ambiance idéale, un drame simple qui n’a pas d’action, et il m’émeut plus profondément pendant quelques instants que les yeux de Greta Garbo au pied des Pyramides. La prière d’une âme dans laquelle il dit l’ivresse d’une déclaration d’amour à la nature.

 

Vient ensuite un bord de mer en Chine,

des pêcheurs exotiques trient des coquillages dans leurs barques à voile – le héros de l’image est l’Océan qui écume et étincelle, frictionne et se trémousse, combat et s’apaise, ronronne et menace, l’Océan qui songe et rêve, et qui finalement plaisante et marivaude avec les misérables planches de la barque. C’est tout.

 

C’est un autre sujet, plus difficile, qui intéresse

le cinéaste amateur espagnol :

la passion, la souffrance et la joie humaine, dans une cuiller à café.

Le jeune homme prend la mer, à l’aube il va prendre congé de l’embarcadère, et le hasard le pousse dans une âpre et étrange aventure amoureuse : il croit reconnaître une payse en la belle et jeune espagnole, l’orpheline, muse du quartier du port. Quelques verres de vin, quelques tours de danse, et déjà elle se délasse dans la prairie mouchoir de poche que les planches, poutres et chargements entassés ont manqué de recouvrir, avec son chevalier amoureux dont elle sait qu’il la quittera dans une heure, et qu’ils ne se reverront jamais. Seule une belle main de femme abandonnée, serrant convulsivement une motte d’herbe trahit leur amour.

 

Sur ces images muettes tout parle et chante,

comme la poésie naïve elle-même : tout est lyre, cosmos subjectif, représentation et expression symbolique.

C’est une chose étonnante que dès que dans l’art l’homme se manifeste en tant qu’individu, même si son instrument de musique est une lentille de verre dure comme la pierre, son expression est chargée de symboles et de comparaisons, il s’exprime dans le langage des fleurs, tropes, métaphores et allégories. Il y a ici des courts-métrages de trente mètres dont le sujet est une unique comparaison sur la vie, belle et chagrine ou belle et heureuse – à la place de la jeune fille, objet de la pensée de l’artiste, nous voyons une fleur, et à la place de la fleur une jeune fille. Et comme tout est clair, ne supportant pas la contradiction, sans équivoque ! Cela est possible car le film n’a pas été fabriqué par soixante personnes, le projet de l’auteur n’a pas été altéré par un producteur, un coauteur, un cameraman, un scénariste, personne ne lui a dicté de faire plutôt ceci ou cela, de modifier, de transformer jusqu’à parvenir à une mixture et un compromis entre quatre-vingt-dix goûts, éducations, points de vue, intérêts, soucis secondaires et anxiétés divers.

 

Il s’agit ici de la rêverie d’un homme,

un seul homme a photographié sa vision, mais celle-ci se reflète entièrement dans son œuvre.

Un homme, un homme seul, un fils de toutes les nations – un de ces "amateurs" aveugle et naïf, non professionnel du cinéma, qui tâtonne et qui expérimente. Et pourtant c’est parmi ces amateurs et tâtonneurs et enthousiastes regardés de haut

que naîtra un jour le premier poète authentique du cinéma,

le Homère et l’Hésiode de la poésie cinématographique future – il n’y aura pas derrière lui des usines et des ateliers et des savants experts ; pour toute fortune il possédera une petite caméra, il sera peut-être sans savoir lire et écrire, mais à quoi bon ? Puisqu’il aura dans les mains le nouveau moyen d’expression, qu’il serrera contre son cœur, comme le trouvère son luth. Il prend la route, il voit, il regarde et prend des notes – et sur une pellicule étroite il édifiera la première épopée filmée qui lancera l’authentique littérature filmée sur la route de l’avenir.

Les exposants d’aujourd’hui sont les ancêtres de ce futur poète, je les salue avec émotion et recueillement pour leurs belles réalisations.

 

                                                                                              Az Est 17 Août 1935.

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[1] Paru dans "Nyugat", n° 12 – 1909.

[2] Ern­ő Osvát (1876-1929). Écrivain rédacteur en chef de la revue Nyugat de 1908 à 1929.