Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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un État et un humoriste

Compétition de deux grandes puissances

Être fils d’une petite nation peut parfois aussi avoir des avantages. On n’est pas aussitôt remarqué quand on se mêle des affaires du monde, par conséquent on peut se laisser aller à crier plus fort, le cri étant inversement proportionnel à la responsabilité, un apprenti cordonnier peut exprimer son opinion politique de façon plus abrupte qu’un diplomate, il est vrai aussi que son opinion pèsera moins, c’est l’inconvénient. Par exemple je suis moi-même intervenu la semaine dernière à propos de la question japonaise, en affirmant dans les colonnes de ce journal mon intérêt pour l’Abyssinie, soulignant que j’accorde au moins autant de droits à moi-même qu’au Japon sur cette contrée. À ma connaissance mon intervention n’a suscité aucune levée de boucliers sur la scène internationale ce dont je me réjouis sincèrement, en revanche mon cœur a été frappé d’une jalousie secrète quand j’ai lu dans les journaux le succès de mon confrère américain, dont une initiative semblable a généré une tornade diplomatique. La personne en question, caricaturiste d’un hebdomadaire humoristique, a dessiné le Mikado, usant du droit internationalement reconnu des artistes et des humoristes de dessiner le Mikado tel qu’ils le voient. Ce droit a été gagné de haute lutte par l’Europe pour le monde entier, dans des combats à feu, à sang et à sueur séculaires, or on dirait que de nos jours c’est justement l’Europe qui le vénère plus mollement et avec moins de conviction. Pourtant le discours du dictateur est resté à travers la gorge du plus vaniteux des antilibéraux du vieux monde  (je le suppose) lorsque les journaux du matin ont annoncé que l’ambassadeur du Japon a protesté contre la caricature, et exigé réparation, il a même agité la menace de représailles, si le gouvernement américain ne noue pas un bâillon sur la bouche d’un de ses propres citoyens, s’il ne lui tape pas sur les doigts, si l’amour-propre national japonais décèle l’ombre d’un manque de respect de ce citoyen et dans l’opinion, que ce soit en image ou par écrit, car il faut savoir l’amour-propre national est en tous points sensible.

Alors là c’en était un peu trop, et si même cette Europe d’aujourd’hui, prônant sévérité, discipline et sentiment national logé dans une structure centralisée, hoche la tête, on peut imaginer comment l’Amérique a réagi à la chose : presse, gouvernement et opinion publique, comme un seul homme, se sont indignés sous l’affront ; presse, gouvernement et opinion publique ont célébré l’humoriste la main dans la main, et il a déclaré se désintéresser de l’avis du gouvernement japonais quand il s’agissait de ses convictions artistiques, tout comme il se désintéresserait de l’avis de son propre gouvernement si celui-ci s’avisait de fourrer le nez dans son art ou essayait de l’influencer. Il s’en balancerait allègrement et le ferait savoir, sans risquer d’en indigner l’Amérique, au contraire celle-ci l’applaudirait, gouvernement compris, parce que ce gouvernement a passé un contrat moral avec ses électeurs, stipulant que chacun doit vaquer à ses occupations dans le respect de la communauté ; pour le reste je pense, je dis et je chante ce qui me plaît, de tout temps et spécialement au moment où penser, parler et chanter au nom de mes contemporains, avec leur consentement et leur encouragement tacite, étant artiste, est non seulement mon amusement, mais aussi ma vocation.

J’imagine le petit visage jaune intelligent et érudit de l’ambassadeur du Japon, le clignement méditatif de ses yeux gentiment bridés, méditant sur le cas. Il n’avait pas prévu cela. Il s’attendait à des protestations ou des assurances, compréhension ou contestation, mais en tout cas un débat touchant les relations entre États les droits des États. Il ne s’attendait pas le moins du monde à un tel éclat de rire claironnant, furieux et incrédule. Il ne s’y attendait pas, pas plus qu’un étranger mieux né, plus fort, plus cultivé, plus beau, mal informé ne comprendrait les rires stupéfaits de l’autochtone, quand écartant les formules de politesse, il l’inviterait à épousseter ses chaussures, puisque l’autochtone a dit : je suis votre serviteur.

J’imagine la tête qu’il fait, et en pensée j’essaye de lui expliquer, sur un ton affable, ce qu’il en est.

Cher Monsieur Japon, puisque vous séjournez parmi nous pour représenter un État, je peux me permettre de vous appeler ainsi - mon cher frère Japon, il ne fallait pas prendre mot à mot ce "votre serviteur", comme vous-même ne prenez pas trop au sérieux la politesse orientale exagérée. Ce qui vous a particulièrement surpris était de vous trouver en face non d’un État mais d’un homme, et que cet homme seul, bien que n’étant ni diplomate, ni le représentant d’un État, mais simplement un artiste, un artiste privé, qui plus est un humoriste, a été placé face à vous comme partie à chances égales face à la grande puissance que vous représentez - cette tournure incompréhensible et insaisissable est effectivement assez difficile à vous expliquer. Vous feriez mieux de me croire simplement quand je dis que dans notre conception occidentale étrange non seulement l’ambassadeur, mais chaque personne séparément représente effectivement et réellement tout un État, et en cette qualité l’égal d’une ville, d’un autre État, d’un autre pays.

C’est une chose étrange, voyez-vous, mais pour vous expliquer l’essentiel de cette conception je devrais remonter très loin pour commencer mon enseignement : je devrais remonter jusqu’aux Grecs et aux Romains où tout a commencé pour l’Europe et pour l’Asie. Je devrais faire un détour par les programmes scolaires des écoles maternelles et élémentaires que vous, cher Monsieur Japon, voire cher Monsieur Asiatique, n’avez pas suivis et accomplis, ce qui ne serait pas grave en soi puisque les écoles maternelles et élémentaires asiatiques sont certainement sources de culture équivalente, voire d’après certains, supérieures, ce ne serait donc pas grave, dis-je, si, mettons, vous deviez passer un examen d’Asie que vous avez bien apprise. Le problème est que vous au Japon et en Asie c’est d’Europe que vous voulez maintenant tout à coup passer le bac et le doctorat et paraître égal à nous, sans aucune formation primaire et secondaire, or ça ne marche pas, cher Monsieur Japon, vous pouvez bien porter des chaussures et une cravate euraméricaine sans défaut et une raie bien droite dans les cheveux et posséder un parc automobile et une escadrille d’avions et une armée au modèle allemand et une flotte au modèle anglais. Entendu, vous avez suivi un ou deux misérables semestres de nos universités, suivi nos cours, et maintenant vous imaginez en savoir autant que nous, car vous avez appris quelques leçons des dernières décennies : vous avez un peu entendu haranguer des dictatures, l’antilibéralisme, la discipline étatique, la limitation utile de la liberté d’expression et de pensée, voire leur oppression, et là-dessus vous étiez prêt à imaginer parler le langage du temps présent, parler à jour, parler européen et américain lorsque vous attirez l’attention du gouvernement américain sur l’intérêt commun de tous les États dans l’oppression de la liberté de pensée.

Ça ne marche pas comme ça, mon frère : la chose n’est pas si simple. Cette liberté de penser et de parler que d’aucuns voudraient limiter a existé chez nous, elle a eu le temps de se développer, de fleurir, de porter ses fruits, de combler le monde de trésors inouïs : elle a peut-être même eu le temps de surabonder et de proliférer, c’est pourquoi a pu germer l’idée (née également d’un esprit libre) que tôt ou tard il était temps d’arracher quelques mauvaises herbes pour aérer un peu. Mais ce désherbage ne peut être fait que par nous-mêmes, nous qui connaissons bien le jardin, vous ne pouvez pas vous en mêler, mon cher frère, car il n’a jamais existé de jardin semblable chez vous, car dans vos jolis petits jardins japonais, entre les charmants buissons estropiés et taillés en nains et écorchés, et entre les petits ruisseaux et les petites grottes, l’arbre de la pensée libre et de la libre parole n’a jamais hissé ses branches vers le ciel - car dans votre adorable pays doux et romantique, dans les années où les livres de Descartes, Bacon, Hume et Kant sont jetés à la rue, la jolie ruelle japonaise est bordée des deux côtés par les protubérances arrières des sujets aux visages couchés par terre chaque fois que passe par là le mandarin et sa suite. Il faut être passé par cette école, Monsieur Asie, avant d’intervenir dans les questions complexes, nécessitant des diplômes universitaires, telles que la liberté de parole et de pensée.

Commerçons pour le moment chacun chez soi. Veuillez d’abord réprimer le laisser-aller que récemment j’ai eu l’occasion de rencontrer : un marin de mes connaissances m’a montré des photographies sur lesquelles devant l’objectif de l’appareil de photo des soldats japonais, chinois et mandchous écorchent vifs des rebelles capturés - oui, ils les écorchent, les taillent et les coupent, à la façon des petits jardins japonais. Prenez garde que de telles scènes privées ne puissent être photographiées en Asie - nous applaudirons à cette limitation judicieuse de la liberté de communication. Et en attendant…

En attendant il serait bien inutile que je vous explique tout ce dont il faut se débarrasser, tout ce qui fait que dans l’âme d’un artiste européen l’homme, l’individu, est si important - c’est qu’après une longue expérience l’artiste a compris qu’il y a autant de différences et de ressemblances entre deux hommes qu’entre deux États, deux pays ou encore deux races.

Az Est, 17 août 1935.

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