Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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londres sourit avec optimisme

Elle en a toutes les raisons

Bonsoir, Az Est ! En réalité je devrais aujourd’hui parler vingt-quatre fois autant qu’hier quand je vous ai rendu compte des impressions de mon séjour d’une heure à Londres. Heureusement les événements ont aussi une limite supérieure, sans quoi chaque biographie remplirait des centaines de volumes.

 

Rencontre avec des notions

 

Aujourd’hui j’ai trouvé un point d’équilibre dans la constatation que Londres est vraiment la ville d’origine de mots devenus notions. Des choses que nous désignons par des termes collectifs communs, il s’est brusquement avéré qu’ici ce sont des réalités vivantes. En flânant dans les rues, j’ai découvert au-dessus d’une boutique modeste : Burberry. Dans mon esprit ici on devait vendre des manteaux burberry. Mais mon accompagnateur a éclairé ma lanterne : il s’agissait de Mr. Burberry, un homme en chair et en os qui est à l’origine de cette chaîne mondiale. De la même façon j’ai retrouvé Monsieur Gillette et tant d’autres.

À la fin je confondais tout et derrière le panneau de magasin Glove je soupçonnais un monsieur Gant qui aurait inventé et commercialisé les gants. Il existe aussi le café de Monsieur Lloyd où ce brave propriétaire a signé le premier un contrat d’assurance en buvant un whisky avec des capitaines de bateaux. J’ai aussi vu une buvette nommée Shakespeare, sans même parler du théâtre Globe. J’ai aussi rencontré Monsieur Norris. La vue du pauvre est très attristante : depuis qu’il a été relâché de la prison pour dettes, il trimballe une brouette dans son chapeau haut de forme usé, et pour quelques pennies d’honoraires il veut bien poser pour une photo sous la colonne Nelson.

Notre auto a été arrêtée par un Bobby pour une erreur de circulation. Il n’y avait rien de grave, mais il voulait nous rappeler quelques exigences de la raison.

À Londres toutes les branches d’industrie ont une rue. Ainsi Fleet Street est pleine de palais de presse, le quartier des banques s’appelle Bank, les entreprises de voyage se donnent rendez-vous à Trafalgar Square.

Ce matin j’ai présenté mes respects à l’ambassadeur, Monsieur le comte Széchenyi[1]. Il était très aimable. Il m’a congratulé pour l’initiative intéressante de Az Est. Nous avons ensuite rendu visite au Foreign Office où le destin de l’Europe est actuellement en gestation derrière les murs. Votre correspondant a personnellement eu l’occasion de constater qu’au deuxième étage, où se déroulent les négociations, on est en train de laver les carreaux et de repeindre les portes. On frotte les seuils avec de grosses brosses. Mr. Warner, responsable de la presse diplomatique, m’a aimablement reçu dans son bureau pour un court échange d’idées philosophiques sous sa fenêtre donnant sur Downing Street, où voltigent des pigeons.

 

Zoo et slogans

 

Les pigeons me font penser au zoo. Nous y sommes allés illico. J’ai constaté qu’ici aussi tout est plus original qu’ailleurs. Le chimpanzé paraît plus humanoïde. On le dirait fier d’avoir inspiré Darwin dans sa découverte faite dans ce pays. Les pingouins que je ne connaissais que du livre d’Anatole France m’ont follement amusé ; alors que dans l’aquarium j’ai vu une sorte de petite carpe fatiguée de la vie, qui ressemblait tellement étonnamment à un de mes collègues que dans ma première surprise je l’ai saluée. Elle ne m’a pas rendu mon bonjour mais m’a frôlé de sa nageoire. Encore un trait de ressemblance. À propos de la politique j’ai remarqué que dans cette ville des affiches et des réclames les partis comptant des millions d’adhérents gravent leurs slogans à la craie sur les murs. En voici un qui m’a particulièrement plu : « Mind Britain’s business », c’est-à-dire : Songe aux intérêts de l’Angleterre !

 

Mangeons !

 

Le culte de l’estomac est très important en Angleterre. En gourmet invétéré que je suis, je flaire tout au long des rues. Chaque plat a une boutique à part. À un endroit on ne vend que des monstres des mers profondes. Ailleurs c’est l’Éden des sauces ou le paradis des puddings. Il y a un étal ou on peut trouver des fruits ayant poussé dans n’importe quel coin du monde. Au même endroit on monte une expédition de huit mois en une heure. Le jus pressé du pamplemousse est le meilleur rafraîchissement qui existe. Je crois que c’est la boisson que j’ai tant cherchée dans ma nouvelle intitulée "Soif". Ce sont Lajos Biró[2] et sa femme qui m’en ont fait goûter dans leur nouvelle petite maison silencieuse.

Biró collabore avec Sándor Korda[3] qui est devenu une notoriété à Londres. On célèbre en lui le sauveur du film britannique. Demain je rendrai visite à Wells. Lui aussi il est dans le cinéma.

 

Le sourire anglais

 

Hyde-Park et Regent-Park sont des plaisirs pour les yeux. Des gens s’étalent partout dans la paix des pelouses sans fin. Celui qui en est à sa première leçon d’anglais pourrait s’imaginer être arrivé dans la ville la plus triste. Une phrase sur deux est : I am sorry, c’est-à-dire je suis désolé, alors que cela veut dire simplement pardon. Il convient de l’accompagner d’un sourire. Le sourire anglais est chaleureux, ouvert, rien à voir avec le rictus grinçant du keep smiling forcé américain.

Le flot des autobus m’enchante. Tels des vagues de l’océan, ils s’écoulent par centaines dans les rues, sans une minute d’interruption. Mais le gros de la circulation se déroule sous la terre. Encore plus dense et plus bariolée que celle de surface. Les lignes de métro courent et se croisent jusqu’à soixante-dix mètres de profondeur. Il existe une ville souterraine sous Londres. J’apprends que la hausse américaine a été bénéfique au marché. Les huit millions de Londoniens peuvent choisir entre trois journaux du soir, mais n’ont au total que cinq cafés.

Votre correspondant part maintenant à un reportage important. Il va se coucher. Donc, bonne nuit, I am sorry, je me plais beaucoup ici.

 

Az Est, 14 septembre 1935.

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[1] Bertalan Széchenyi  (1866-1943).

[2] Lajos Biró (1880-1948). Romancier hongrois. Émigré à Londres, il devient le principal scénariste de London Film Productions dirigé par Alexander Korda.

[3] Alexander Korda (1893-1956). D’origine hongroise, célèbre réalisateur et producteur de films britanniques.