Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
(Faire
défiler l’écran de deux textes vers le bas)
AllÔ, az est, ici
l’europe
vol d’oiseau et coup de Vent
(Dictionnaire
de deux jours de Londres)
Carte. La carte de l’Europe est devenue
réalité vivante. La pointe arrondie du capot du moteur sautillant
sans cesse devant vos yeux la balaie lentement
mais sans discontinuer, tel un grand index que l’on fait passer
devant vous sur cette carte. Après une heure de vol le souvenir des
hommes marchant sur la terre ressuscite en vous, vous commencez à mieux
vous y retrouver. Il faut vous habituer à ce que la
réalité est une carte des
monts et des eaux en relief, et non une carte politique, et tout devient
plus familier – il manque à la rigueur les légendes
imprimées. Je remarque ici qu’il serait facile de remédier
à cette lacune, et probablement ce sera fait un jour – compte tenu
des progrès des transports aériens rien n’empêchera
de faire figurer le nom de la formation géographique, montagne, rivière
ou toute ville importante, en lettres noires uniformes sur fond blanc (je pense
à des lettres de quelques centaines de mètres).
*
Faubourgs.
La voiture quitte l’aérogare et traverse les faubourgs. Autrefois
les gares se trouvaient dans les faubourgs. Aujourd’hui le train
pénètre jusqu’au cœur de la ville : vous voyez un
hôtel immense, et il s’avère qu’une gare est
dissimulée dans son ventre, les voyageurs qui descendent des trains
peuvent aussitôt monter dans leur chambre. Il est curieux qu’il
n’existe pas de descente facilement repérable vers la ville
souterraine compliquée, l’Underground
multi-étage : le plus souvent l’entrée du puits
descendant s’ouvre sous le porche d’un immeuble d’habitations
ou d’un hôtel.
*
Maison
à louer pour 999 ans. Sur ma demande on m’explique cet
écriteau bizarre, on me répond que la plus grande partie de la
superficie de Londres n’est pas découpée en lots, mais
consiste en des possessions, latifundia éternels, d’un petit
nombre de mains. Ces possessions ne peuvent pas être vendues, un terrain
pour une maison de même qu’un champ labourable, ne peut
qu’être loué. En revanche, pour donner envie au locataire de
construire une maison sur le terrain loué, il est
préférable de lui garantir une durée de location au moins
aussi longue que la durée de vie d’une maison. Pourquoi
c’est 999 ans et non mille ? Je l’ignore : il doit
s’agir de quelque loi qui limite les durées de location. Une
limite sympathique. En général ni les maisons, ni même les
lois ne durent aussi longtemps.
*
Lois
et conventions. Les lois peut-être pas, mais les conventions
apparemment oui. Tout au moins ici en Angleterre où en
réalité il n’existe même pas de loi : le pays
est dirigé sur la base de conventions fondées sur des précédents, à la
plus grande satisfaction de tous. Un sujet intéressant. Ces conventions seraient-elles
un lien et une force de maintien de l’ordre plus puissants que lois et
constitutions ? Conventions et
traditions. C’est possible et même probable. Mais il faut
s’accoutumer aux traits extérieurs. Les traits extérieurs
des conventions sont les traditions. Elles ont leurs propres
cérémonials.
*
Le
juge respire l’odeur d’une fleur. Je suis passé un
instant à une audience à la cour de justice. C’était
le début d’une séance, l’entrée des juges en
robe. Ils étaient accueillis à la porte par six appariteurs,
chacun avec un bouquet de fleurs à la main. Le président de
l’audience saisit un bouquet et le pose devant lui sur la table.
L’origine de cette coutume : jadis la puanteur était
insupportable dans ces salles. La puanteur s’est envolée, il reste
les fleurs. Je ne sais pas ce qu’en pensent les cambrioleurs et assassins
anglais – le chagrin du poète sera vraisemblablement adouci si on
lui donne lecture dans une odeur de roses de la condamnation à mort
qu’il a méritée par sa ballade sur la vérité.
*
Gardes
blindés. C’est ici qu’il faut parler de la relève
de la garde. Les soldats rouges, chamarrés, portent vraiment une armure,
comme au dix-septième siècle, c’est ainsi qu’ils
défilent, et
*
Cheshire
Cheese. Ici le dix-septième siècle n’est pas
qu’un souvenir : à l’auberge nommée Cheshire
Cheese on détaille le roast-beef depuis mille six cent quatre-vingt-sept
sans la moindre demi-journée d’interruption, dans la même
pièce, sur le même comptoir. Une radio dans un coin. Le monde ne
change pas : ce que nous appelons progrès, est un enrichissement et non une transformation
de la vie.
*
Autres
traditions : 1. Le flegme anglais. Dans mon excitation maladroite, au
zoo j’ai failli renverser un nourrisson de six mois de son berceau, je
l’ai rattrapé au dernier instant, et j’ai levé mon
regard sur le visage de la mère, une femme simple, une prolétaire.
Elle souriait, elle m’a fait des mains un geste d’encouragement
pour me calmer, rien de grave n’est arrivé, et elle m’a dit,
c’est elle qui m’a dit la
première : I am sorry, excusez mon bébé de vous avoir
fait peur. Je ne serai plus jamais inattentif dans une foule. 2. Ma maison est mon château.
À la fenêtre d’une maisonnette standard des faubourgs (des
centaines de maisonnettes identiques sont alignées), une vieille dame
est assise le dos tourné vers
l’extérieur, et elle mène une conversation vers la
pièce – elle n’a rien d’autre à communiquer au
monde que le châssis énorme de son être terrestre corporel. 3. Time is money. Si c’est
effectivement ici qu’on a inventé de mesurer le temps en argent,
alors cette invention n’a pas grande valeur pour un étranger.
Celui-ci perd des minutes difficiles pour transformer les comptes en base douze
dans notre base dix habituelle, dans tous les domaines, particulièrement
la circulation monétaire. Je simplifie le dicton : on consacre
beaucoup de temps inutile à l’argent, car ici il faut du temps non
seulement pour gagner de l’argent, mais aussi pour le dépenser. Ce
calcul en base douze me fait comprendre la légitimité de la
préface du parti de Monsieur Beaverbrook[1], l’idéal de la "splendid
isolation".
*
Prohibition.
Enfin un règlement qui à mon sens n’est pas efficace.
L’hypothèse selon laquelle les gens boiront moins si on ne leur sert des alcools que durant deux
heures par jour, est fondamentalement erronée. Je me rappelle, pendant
la guerre l’ordre nous a été donné
d’économiser l’eau, et à cette fin on n’a
ouvert l’eau que certaines heures de la journée. Quelques jours
plus tard il a fallu retirer ce règlement car il s’est
avéré que la consommation d’eau avait augmenté :
par précaution exagérée les gens remplissaient d’eau
tous les récipients, ils étaient ensuite obligés de les
vider. Les yeux fermés je suis convaincu que le cas est le même
avec l’alcool.
*
Bicarbonate
de soude. (Attention, c’est personnel !) Je n’ai trouvé
nulle part de bicarbonate de soude. Mon estomac, habitué à ce
sédatif, au début brûlait de colère, s’est
vexé ensuite et a cessé de brûler. Vendredi soir
j’avais à faire à la poste et à ma grande surprise
j’ai constaté que c’est là qu’on pouvait en acheter.
Cela m’a encouragé à demander le lendemain des timbres
à la droguerie, mais ils ne m’en ont pas donné. Où
est le bon sens ?
*
Piétinement.
Des gens attendent depuis des heures devant un immeuble modeste, patiemment,
avec ténacité, debout ou assis sur des trépieds
apportés. J’ai d’abord cru que c’était une
soupe populaire, mais j’ai compris plus tard que c’était un
théâtre. Des spectateurs attendent l’ouverture du guichet.
Un chanteur des rues "travaille" parmi eux pour une obole,
c’est son gagne-pain.
*
Lyons
Cornerhouses. Comme nous savons, « à Londres il y a un
coin dans chaque rue »[2], généralement occupé
par la chaîne Lyons, avec ses milliers de restaurants ordinaires. Une des
plus riches entreprises du monde. Moi j’aime bien cette ariette berceuse
et charmante ; elle a inspiré une bonne idée à
Monsieur Lyon.
*
Épitaphe.
La longue épitaphe sur la tombe de Newton commence par ces mots :
« Gratuletur sibi genus humanum tantum
telentumque… », « Le genre humain peut se
féliciter d’avoir produit un si grand génie. »
*
Et
encore un homme… Un homme qui aurait pu compléter le
précédent… En me promenant sur Piccadilly ébloui par
les lampadaires et les néons, me revient ce que j’ai lu quelque
part : dans l’espace, découvert par Newton, l’astre
Terre est devenu plus lumineux d’un
degré de luminosité depuis Edison.
Est-il
possible que l’obscurité revienne ? Sur mon retour, une
pause de dix minutes sur les aéroports, encore sur la terre ; elle
passe à contrôler et vérifier les données de mon
passeport.
Az Est, 19 septembre 1935.