Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
j’ai chassÉ au lion ce matin
epuis qu’en l’espace de
quarante-huit heures j’ai fait un aller et retour à Londres, mon
cher lecteur me suppose capable de tout, et il s’imagine (puisqu’il
ne doute naturellement pas que je dise la vérité) que la susdite
chasse au lion, je l’ai organisée ce matin autour de huit heures,
puisque le présent article je l’écris déjà
ici dans les bureaux de la rédaction.
Un coup d’œil sur les photos
devant moi explique tout.
Je suis arrivé par hasard au zoo
(pardon ! Évitons les plaisanteries faciles si tôt le
matin !), et j’ai constaté que le camp des internés,
ou comment je devrais appeler ces messieurs les animaux, est une population
lève-tard. Seul le raton laveur était déjà
réveillé, il devait avoir pris du retard dans son travail,
quelques hiboux et phoques criaient de leur voix éraillée en
exigeant que le premier visiteur du jour, ma personne, leur achète des
poissons.
Pendant que je me traîne
solitairement vers les girafes, deux lions surgissent brusquement de
derrière la cage des agoutis.
Comme vous l’entendez.
Deux lions, oui, deux lions, ou comme
dirait Dezső Szomory[1], deux lions… deux lions, et non deux
cabris… deux cabris, comme le chanterait la gentille chansonnette juive.
Les deux lions se ruaient directement sur
moi.
Au premier instant, quand je les ai vus,
ils me sont parus très grands, au moins deux mètres chacun. Au
fur et à mesure qu’ils approchaient, ils devenaient de plus en
plus petits. Que vous le croyiez ou non ! On vous a induit en erreur dans
l’optique quand on vous a expliqué la perspective. Ils devenaient
de plus en plus petits, et lorsqu’ils furent tout près, il s’est
avéré qu’ils n’étaient pas plus grands que sur
une image.
Bref, deux lionceaux, extrêmement
mignons, de moins de cinq mois. Des pattes et des corps comme des minets, leurs
têtes de vraies têtes de lions, oblongues, étroites,
sévères, presque orgueilleuses : ce sont bel et bien des
majestés royales, l’expert n’a aucun doute là-dessus.
Les deux jeunes princes – ils
s’appellent Roméo et Juliette, le dauphin et la princesse –
s’agrippèrent sans tarder à mes mollets, pressants et
exigeants, pour que je joue avec eux. Étant donné que
Roméo voulait goûter mon pantalon (mon tailleur a bien dit que
c’était de la laine et non du coton !), mes yeux cherchaient
de l’aide. Le gardien s’approchait déjà, calmement et
commodément, me faisant de larges gestes pour que je reste sur
place :
- Je vais les reprendre. Ils font leur
promenade du matin, ils sont un peu vifs, ils ont besoin de se défouler.
Sur son claquement de langue les deux
gentils lionceaux m’ont lâché et l’ont suivi. Moi de
même.
Jusque-là pas de problème. Mais
un peu plus loin trois enfants de quatre ou cinq ans jouent dans la pelouse.
Dès qu’ils remarquent les lionceaux courant sur eux ils se mettent
à hurler. (Je leur donne raison, par rapport à eux ils sont
beaucoup moins petits.) Le gardien leur lance :
- Surtout ne bougez pas, si vous
restez immobiles ils vous ignorent, ils ne poursuivent que ceux qui courent.
L’un des enfants obéit, ne
bouge pas. Les deux autres prennent leurs jambes à leur cou.
Les deux lionceaux ne devaient pas bien
connaître les règles car ils s’approchent de l’enfant
resté sur place. Ils le flairent, ils se frottent contre lui, ils le
tapotent. L’enfant hurle.
Pour moi la chasse au lion peut commencer.
Le gardien claque de la langue, claque des doigts, les appelle. Moi
j’essaye de les éloigner de l’enfant. Ils ne veulent pas le
laisser tranquille. Il convient de recourir à des moyens plus efficaces.
Je me mets à courir pour attirer leur attention. Ils s’en moquent.
Je m’arrête. À cet instant l’un des lionceaux me
rejoint, tandis que j’arrive à détacher l’autre de
l’enfant et le tendre au gardien.
Non, je vous en prie, pas de
célébration, vous savez que je n’aime pas ça. Je
n’ai fait que mon devoir.
Mon collègue Richard Cœur de
Lion aurait fait de même à ma place.
Az Est, 26 septembre 1935.
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