Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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le temps qui vient sera le nÔtre

(Signes encourageants depuis Hollywood)

 Description : Description : Description : C:\la tour\DOSSIER ZUT\FRIGYES\Site KF\Fonds d'écran\1935\Temps qui vient sera le nôtre l.jpge ne sont que des mots mystérieux, autant de cris, comme ceux des pauvres devins tapis dans le brouillard et l'obscurité, quand ils commencent à sentir le vent de la rédemption. Le jour pointe depuis Hollywood, compagnons, prêtez attention : il se pourrait que notre temps vienne, il serait bon d'aller récupérer vos sabres rouillés, oubliés au dépôt des ambitions artistiques et poétiques. Le jour pointe depuis Hollywood.

Jadis, il y a un quart de siècle – un court instant dans les millénaires de la culture cinématographique qui commence, mais un long moment, fatalement long, dans la vie de la génération tragique qui a eu la chance et la malchance d’être présente auprès du berceau de l'ère cinématographique naissante, pour être témoin d'un événement plus considérable que la découverte de l'écriture. Jadis, nous, jeunes écrivains et poètes aux yeux éblouis, qui nous croyions le peuple élu du royaume de l'imagination, nous pensions qu'il ne fallait pas même bouger le petit doigt pour que ce cadeau fastueux, ce nouvel instrument de musique inouï, incroyable, nous tombe entre les mains, pour chercher et trouver en nous son maître qui saurait le faire parler, pour la gloire et l'édification des siècles à venir. Comment aurions-nous pu douter que l’opportunité technique englobant et condensant en elle toutes les propriétés du stylet, du ciseau et du pinceau, du luth et de la harpe, capable de fixer l’objet universel de tout art, la vie se manifestant dans le mouvement, parviendrait avant tout et à coup sûr entre les mains d’écrivains et d’artistes, des mains de l’expert qui l’a créé à partir de rien par son imagination, son manque, son désir projeté vers l’avant, en inspirant le technicien pour qu’il l’invente, à l’instar du canon et de la mitrailleuse qui ont évidemment été inventés pour être mis entre les mains de soldats, à l’instar de la lettre qui a été inventée pour que celui dont c’est le métier et la vocation puisse fixer les événements et les pensées ? Comment aurions-nous pu ne pas croire que la machine, le deus ex machina, tombée du ciel parmi nous, serait remplie de vie par les écrivains et les artistes ? Comment aurait-on pu ne pas croire que les inventeurs et les développeurs du roman filmé, du drame filmé, de la nouvelle filmée et de la poésie filmée, du nouveau genre ayant renouvelé et ensemencé le monde de l’imagination et de la fiction seraient tout autant des écrivains des poètes et des artistes que ceux de tous les autres genres artistiques depuis la nuit des temps ?

J’avais vingt ans quand la première image animée fut projetée à Budapest ; j’étais présent dans ce cabaret inconnu où l’on a présenté cette nouvelle "curiosité". J’ai erré ensuite jusqu’à l’aube dans les rues du faubourg, l’esprit enfiévré et le cœur battant. J’avais une vision, des films se dévidant, sonores, en couleurs et en relief couraient devant moi : une première épopée filmée de la culture cinématographique universelle que l’un de nous, successeur, descendant et héritier d’Homère, aura créée, comme lui-même, père fondateur de notre nation avait créé la lutte d’Ilion, ayant saisi le premier spécimen primitif du luth, innovation technique décisive, charnière. Le lendemain mon essai, La métaphysique de la photographie animée, était prêt pour la revue Nyugat, essai dans lequel je signalais la naissance d’une culture cinématographique ouvrant de nouveaux millénaires, je saluais mes confrères artistes qui étaient à même de lancer cette nouvelle culture. Mon article était prêt, Ernő Osvát[1] a hoché la tête, haussé les épaules mais n’a pas hésité un instant d’ordonner l’imprimatur : il savait (il était le seul à savoir) que ma vision enthousiaste n’était pas le délire grotesque et décadent d’un jeune poète, mais un pronostic scientifique, exact, fiable.

 

*

Puis…

Puis vint une petite surprise.

Comme si je m’étais trompé.

Cette petite erreur apparente ne représente pas grand-chose quant à l’avenir immortel du cinéma - mais elle a eu une portée tragique dans l’histoire de notre génération mortelle.

Le roman film, le drame film, la nouvelle film et… même le poème film sont nés (je pense aux odes splendides, inventées par les collaborateurs de la rubrique Actualités pour glorifier divers cirages à chaussures) comme je l’avais prédit, mais quant à l’épopée de l’époque…

À quoi bon tourner autour du pot ?

C’est à la dépouille de cette épopée mort-née que je veux confronter les écrivains, poètes, artistes de l’Europe et de l’Amérique, les vrais artistes dont l’immortalité aurait dû être glorifiée par le premier quart de siècle de l’invention immortelle : où étaient-ils, par où passaient-ils, pourquoi ne se sont-ils pas emparés de leur héritage naturel ?

Et s’ils sont sincères, ils doivent répondre en chœur, fort, à la cantonade : nous étions présents auprès du berceau du nouveau-né, et nous voulions nous en emparer comme nôtre. Mais l’avidité commerçante a bâti en quelques minutes autour de lui une muraille de Chine, et nous avons tout à coup dû comprendre que cette muraille de Chine n’a pas été bâtie pour exclure les profanes et les touche-à-tout, mais pour nous exclure nous, les prêtres du nouveau culte, une fois pour toutes, du saint des saints.

Durant un quart de siècle aucun poète véritable n’a été autorisé à accéder à proximité de l’industrie cinématographique : elle a été déclarée industrie par les industriels qui prétendaient qu’il ne pouvait s’agir de rien d’autre que d’une industrie cinématographique, et qu’une poésie cinématographique n’existait pas.

 

*

Autant de mots mystérieux.

Selon des comptes rendus hollywoodiens, la mode des "films littéraires" est en train de percer : plusieurs adaptations de Shakespeare, Tolstoï, Dostoïevski, Galsworthy sont en préparation ; on a entamé même une adaptation pour le cinéma de La Divine Comédie de  Dante.

Le cinéma court plus vite que la vie – peut-être plus vite même que "la chevauchée des morts".

Encore un ou deux ans, et un écrivain vivant pourra écrire un film.

 

Színházi Élet, n° 10, 1935.

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[1] Ern­­­­­ő Osvát (1876-1929). Rédacteur en chef de la revue Nyugat de 1908 à 1929.