Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
le temps qui vient sera le nÔtre
(Signes encourageants depuis
Hollywood)
e ne sont
que des mots mystérieux, autant de cris, comme ceux des pauvres devins
tapis dans le brouillard et l'obscurité, quand ils commencent à
sentir le vent de la rédemption. Le jour pointe depuis Hollywood,
compagnons, prêtez attention : il se pourrait que notre temps
vienne, il serait bon d'aller récupérer vos sabres
rouillés, oubliés au dépôt des ambitions artistiques
et poétiques. Le jour pointe depuis Hollywood.
Jadis, il y a un quart de siècle
– un court instant dans les millénaires de la culture
cinématographique qui commence, mais un long moment, fatalement long,
dans la vie de la génération tragique qui a eu la chance et la
malchance d’être présente auprès du berceau de
l'ère cinématographique naissante, pour être témoin
d'un événement plus considérable que la découverte
de l'écriture. Jadis, nous, jeunes écrivains et poètes aux
yeux éblouis, qui nous croyions le peuple élu du royaume de
l'imagination, nous pensions qu'il ne fallait pas même bouger le petit
doigt pour que ce cadeau fastueux, ce nouvel instrument de musique inouï,
incroyable, nous tombe entre les mains, pour chercher et trouver en nous son
maître qui saurait le faire parler, pour la gloire et
l'édification des siècles à venir. Comment aurions-nous pu
douter que l’opportunité technique englobant et condensant en elle
toutes les propriétés du stylet, du ciseau et du pinceau,
du luth et de la harpe, capable de fixer l’objet universel de tout art, la
vie se manifestant dans le mouvement, parviendrait avant tout et
à coup sûr entre les mains d’écrivains et d’artistes,
des mains de l’expert qui l’a créé à
partir de rien par son imagination, son manque, son désir projeté
vers l’avant, en inspirant le technicien pour qu’il
l’invente, à l’instar du canon et de la mitrailleuse qui ont
évidemment été inventés pour être mis entre
les mains de soldats, à l’instar de la lettre qui a
été inventée pour que celui dont c’est le métier
et la vocation puisse fixer les événements et les
pensées ? Comment aurions-nous pu ne pas croire que la machine,
le deus ex machina, tombée du ciel parmi nous, serait remplie de
vie par les écrivains et les artistes ? Comment aurait-on pu ne pas
croire que les inventeurs et les développeurs du roman filmé, du
drame filmé, de la nouvelle filmée et de la poésie
filmée, du nouveau genre ayant renouvelé et ensemencé
le monde de l’imagination et de la fiction seraient tout autant des
écrivains des poètes et des artistes que ceux de tous les autres
genres artistiques depuis la nuit des temps ?
J’avais vingt ans quand la
première image animée fut projetée à
Budapest ; j’étais présent dans ce cabaret inconnu
où l’on a présenté cette nouvelle
"curiosité". J’ai erré ensuite
jusqu’à l’aube dans les rues du faubourg, l’esprit
enfiévré et le cœur battant. J’avais une vision, des
films se dévidant, sonores, en couleurs et en relief couraient devant
moi : une première épopée filmée
de la culture cinématographique universelle que l’un de nous,
successeur, descendant et héritier d’Homère, aura
créée, comme lui-même, père fondateur de notre
nation avait créé la lutte d’Ilion, ayant saisi le premier
spécimen primitif du luth, innovation technique décisive,
charnière. Le lendemain mon essai, La métaphysique de la
photographie animée, était prêt pour la revue Nyugat, essai dans lequel je signalais la naissance
d’une culture cinématographique ouvrant de nouveaux millénaires,
je saluais mes confrères artistes qui étaient à même
de lancer cette nouvelle culture. Mon article était prêt, Ernő Osvát[1] a hoché la tête,
haussé les épaules mais n’a pas hésité un
instant d’ordonner l’imprimatur : il savait (il était
le seul à savoir) que ma vision enthousiaste n’était pas le
délire grotesque et décadent d’un jeune poète, mais un
pronostic scientifique, exact, fiable.
*
Puis…
Puis vint une petite surprise.
Comme si je m’étais
trompé.
Cette petite erreur apparente ne
représente pas grand-chose quant à l’avenir immortel du
cinéma - mais elle a eu une portée tragique dans l’histoire
de notre génération mortelle.
Le roman film, le drame film, la nouvelle film et… même le
poème film sont nés (je
pense aux odes splendides, inventées par les collaborateurs de la
rubrique Actualités pour glorifier divers cirages à chaussures)
comme je l’avais prédit, mais quant à l’épopée
de l’époque…
À quoi bon tourner autour du
pot ?
C’est à la dépouille de
cette épopée mort-née que je veux confronter les
écrivains, poètes, artistes de l’Europe et de
l’Amérique, les vrais artistes dont
l’immortalité aurait dû être glorifiée par le premier
quart de siècle de l’invention immortelle : où étaient-ils,
par où passaient-ils, pourquoi ne se sont-ils pas emparés de leur
héritage naturel ?
Et s’ils sont sincères, ils
doivent répondre en chœur, fort, à la cantonade : nous
étions présents auprès du berceau du nouveau-né, et
nous voulions nous en emparer comme nôtre. Mais l’avidité
commerçante a bâti en quelques minutes autour de lui une
muraille de Chine, et nous avons tout à coup dû comprendre que
cette muraille de Chine n’a pas été bâtie pour
exclure les profanes et les touche-à-tout, mais pour nous exclure nous,
les prêtres du nouveau culte, une fois pour toutes, du saint des saints.
Durant un quart de siècle aucun
poète véritable n’a été autorisé
à accéder à proximité de l’industrie
cinématographique : elle a été
déclarée industrie par les industriels qui
prétendaient qu’il ne pouvait s’agir de rien d’autre
que d’une industrie cinématographique, et qu’une
poésie cinématographique n’existait pas.
*
Autant de mots mystérieux.
Selon des comptes rendus hollywoodiens, la
mode des "films littéraires" est en train de percer :
plusieurs adaptations de Shakespeare, Tolstoï, Dostoïevski,
Galsworthy sont en préparation ; on a entamé même
une adaptation pour le cinéma de La Divine Comédie de Dante.
Le cinéma court plus vite que la vie
– peut-être plus vite même que "la chevauchée des
morts".
Encore un ou deux ans, et un
écrivain vivant pourra écrire un film.
Színházi Élet, n° 10, 1935.