Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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COURTOISIE AU PIED DE LA LETTRE

 

Il s’agit d’un de ces horribles rêves éveillés, propre à torturer un maître créateur vivant de son imagination, peut-être pour le punir de s’être adonné à un tel métier.

Bien que les copeaux d’atelier de la production ne regardent pas le consommateur, cette fois exceptionnellement je mets ce sous-produit sur le marché.

C’est un dialogue dont j’ai été le témoin involontaire qui m’en a donné l’impulsion première.

Au demeurant, il aurait été difficile de ne pas les entendre, tellement les deux gentlemans criaient fort. Nous étions debout à l’entrée de la boutique, et plusieurs badauds allaient être arrêtés par la curiosité.

- Le sujet et clos, le reste ne m’intéresse pas, répétait l’échalas bilieux.

- Pas plus que moi, j’en n’ai rien à cirer, néanmoins laissez-moi vous redire que vous mentez, grinça le nabot furieux.

- Bon, alors je mens, on verra ça à la police, le sujet est clos, il ne m’intéresse plus, maintint l’échalas bilieux. – Je vais au commissariat, vous vous expliquerez avec l’inspecteur, vous aurez l’opportunité de le recevoir d’ici une heure, moi j’ai fini, ça ne m’intéresse plus, bien le bonjour.

Et apparemment il pensait cela sérieusement, police et inspecteur, car déjà il s’éloignait, pendant que le nabot furieux criait toujours mais effectivement l’échalas bilieux ne s’y intéressait plus, pour lui c’était terminé, point final.

Les badauds ricanèrent encore un moment, avant de se disperser.

Moi, un de ces distraits qui ai toujours tendance à repérer ce qui est apparemment accessoire, mais qui, selon Bergson, justement pour cette raison, est capable de découvrir des mensonges millénaires derrière les conventions séculaires, j’ai été piqué pour la première fois de ma vie par les derniers mots de ce petit dialogue poivré.

L’échalas bilieux avait terminé ainsi : « bien le bonjour ».

Il a souhaité un bien bon jour à son adversaire, au même moment, dans la même phrase, où il avait communiqué qu’une heure plus tard il lui enverrait intentionnellement un inspecteur de police, qui le ferait éventuellement coffrer, auquel cas l’honorable adversaire pourrait éventuellement passer sa soirée dans la cellule des gardés à vue, en guise de conclusion de sa journée agréablement commencée.

Bien  le bonjour ! Que ce soit dit au Tsigane conduit au pied de la potence.

Souhaité, par-dessus le marché, par le même qui prépare un si mauvais jour au quidam.

Pourtant dans cette forme de salutation il n’y avait nulle malice ni ironie, ce n’était qu’une conclusion machinale de la conversation, l’unique geste de courtoisie de cette discussion. Manifestement l’échalas bilieux ne s’est même pas rendu compte de la contradiction qui résidait entre la forme et le contenu de ses paroles.

Tout en marchant je me suis demandé ce qu’il se passerait si un jour un gouvernement haïssant le mensonge et à tout prix désireux de mettre en valeur l’honnêteté et l’honneur émettait une ordonnance stipulant que, concernant son contenu et sa signification, la parole prononcée avait dans ses conséquences autant valeur juridique qu’un contrat écrit ou un accord visé par des témoins.

Pensez seulement à quel point on devrait faire attention.

Car sur ce point l’homme civilisé s’est adapté à la courtoisie conventionnelle et aux formules obligatoires vagues et superficielles des siècles.

Pour ne soulever que l’exemple le plus proche, combien de personnes osent dire sans sourciller « Madame, je vous baise les mains » à la maîtresse de maison, alors qu’en réalité ils n’ont absolument pas l’idée de lui baiser quoi que ce soit. C’est un mensonge aussi manifeste que si je disais : « tiens, voici dix pengoes », alors que je lui tendrais une main vide. Mais soit, passe encore, l’expression « je vous baise les mains » pourrait être comprise comme le remplacement symbolique d’un baisemain réel. Bien plus idiot et ridicule est l’autre extrême, ce cumul effrayant de mots, ce pléonasme vulgaire de mots et d’actes, piège dans lequel nous tombons tous lorsque nous baisons effectivement une main et déclarons en même temps « je vous baise la main », comme si la dame était aveugle et ne voyais pas ce que je fais avec sa main. Pourquoi ne prononçons-nous pas « je te serre la main » quand on serre la main de quelqu’un, ou, au moment d’une salutation, nous ne disons pas « je lève mon chapeau » ou « j’incline ma tête » ?

Dans un monde des conventions prises au pied de la lettre et exigibles, il faudrait se défaire de cette habitude, ou assumer le risque. Ce sont les Espagnols qui feraient la plus mauvaise affaire. En effet, comme chacun sait, les hommes espagnols saluent par un « je vous baise la main », ce à quoi les dames doivent répondre par un « je me couche à vos pieds ». Imaginez le corso des villes d’Espagne, que l’on ne pourrait pas parcourir plus facilement qu’un champ de bataille couvert de soldats couchés sur le ventre.

Mais même certaines formalités plus simples devraient exiger une plus grande prudence.

Par exemple, je dis : je suis votre humble serviteur, Monsieur Bamberger.

Monsieur Bamberger pourrait très bien répondre dans ce monde cauchemardesque : « d’accord, alors cirez mes chaussures, mon garçon, et portez-moi ce paquet ».

Je serais contraint d’obtempérer, tout au plus pourrais-je exiger ma rémunération d’aide ménager, mais ceci seulement dans le cas et dans l’hypothèse que je n’ai pas refusé l’ordre de mon patron.

Très vite disparaîtraient de ce monde les manières les plus caractéristiques de notre monde, ce narcotique censé dissimuler notre égoïsme : la flatterie.

[…]

Un ministre de l’intérieur encore plus sévère pourrait un jour entrer en fonction. Il pourrait simplement décréter que pour chaque mot de flatterie celui qui l’a prononcé doit en prendre la responsabilité morale et matérielle, de la même façon qu’en Amérique complimenter une dame compte pour une promesse de mariage, en partant de l’idée qu’un homme honnête ne peut faire la cour à une femme honnête autrement qu’avec d’honnêtes intentions, sinon on pourrait le soupçonner d’avoir voulu tourner la tête de la dame et par là même nuire à ses chances de se marier. Il y a sans doute du vrai là-dedans, parce qu’une personne qui me flatte et me complimente, augmente mon amour-propre et rehausse par là même le niveau de mes exigences dans la vie. En fin de compte il est responsable si une disparité se présentait entre mes exigences plus hautes et les biens que la vie pourra m’offrir.

Donc, que celui qui veut flatter paye, qu’il paye même à l’avance.

Qu’on ne dise pas par exemple : Olga, votre beauté me stupéfie. Les stupéfiants, dans la mesure où on peut les vendre légalement, tels l’alcool, la caféine et dans une moindre mesure la cocaïne et l’opium, doivent être fabriqués et cela coûte de l’argent. Celui qui souhaite en jouir ne peut pas le faire gratuitement. Olga pourrait donc vaillamment porter autour du cou une petite tirelire de bon goût, dans laquelle après reconnaissance de ladite jouissance elle pourrait aussitôt exiger un prix raisonnable. Croyez-moi, la production de sa beauté stupéfiante lui coûte quelque chose, Olga risque même de se trouver déficitaire. Une cotisation pour le remboursement de ses frais augmenterait utilement la possibilité d’une production supplémentaire de stupéfaction. C’est intéressant ! Les jouissances intellectuelles, personne ne les demande gratis, les journaux, livres, cinémas ou théâtres doivent être payés. Pourquoi distribuerait-on donc à tout venant les charmes causant une jouissance des organes sensoriels ?

Il s'avérerait d’un coup dans ce monde à l’esprit si réaliste que c’est la ridicule et imbécile vanité humaine qui a élevé en ce monde la bande famélique des flatteurs et des parasites resquilleurs, quel marché de dupes ! C’est pour cela qu’ils se sont tant répandus. On verrait la fable de La Fontaine sur le renard et le corbeau, à l’envers. Ce n’est pas le corbeau qui laisserait tomber son fromage sous l’effet de la flatterie sur sa voix, bien au contraire. C’est Toinette Corbeau soubrette prima donna qui écorcherait le renard, pour l’avoir portée aux nues. D’ailleurs c’est comme ça déjà aujourd’hui, j’ai vu un très beau renard bleu hier sur les épaules de Toinette.

Si, dans le monde de la flatterie, la saine ondulation de l’offre et de la demande évoluait bien, cela mettrait vite une fin au sucrage irresponsable. Commenceraient alors les enchères vers le bas, le négoce, ce style de tractation dans lequel c’est l’intérêt de l’acheteur de médire de la marchandise, et celui du vendeur de la louanger.

Le dialogue ci-dessous compterait pour une très bonne manière sociale :

- Bonjour, Amalia, vous vous êtes donnée la peine de venir ? Comme vous êtes affreusement laide aujourd’hui !

- Je suis laide ? Alors là, vous ne connaissez décidément rien à la beauté féminine. Regardez mon profil, comme ça, latéralement, et mes yeux quand je regarde rêveusement du bas vers le haut – vous trouvez ça laid ? Cessez de vous rendre ridicule. Pas plus tard qu’hier, Zoltán Szász[1] a déclaré lors d’un repérage d’expert que je suis tout à fait racée – touchez la peau ici sur mon bras : si, si, allez-y, n’hésitez pas, elle ne se chiffonne pas, vous la pliez tant que vous voudrez, elle reprend sa forme ! Une peau de première qualité, c’est moi qui vous le dis.

- Bon, bon, d’accord, la peau ça irait, mais reconnaissez que vos mains sont horribles – elles seraient trop grandes, même comme pieds !

- Quoi ? Mes fameuses jolies mains ?

- Elles sont peut-être belles mais elles sont affreusement grandes, moi je n’en veux pas, même si c’est vous qui payez ! Je les trouve trop, vos mains, je préfère aller voir Olga.

Je viens de remarquer qu’il n’est pas si terrible que ça, ce rêve.

La flatterie ne disparaîtrait pas pour autant, les rôles seraient seulement inversés. Chacun louangerait soi-même et médirait des autres. Je vous jure que les deux rôles s’en trouveraient en de meilleures mains, le sens ressortirait mieux des textes.

Et ce que par distraction j’ai dit hier à Géza, serait à l'ordre du jour.

- Dis-moi, Géza, tu ne te rappelles pas par hasard qui a dit du bien de moi dans les journaux ces jours-ci, ça ne me revient pas…

Et Géza de répondre avidement :

- Quel étourdi tu fais ? Casse-toi un peu la nénette…

Sur son insistance, ça me revient brusquement :

- C’est vrai, tiens, c’était toi !

 

Színházi Élet n°11.

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[1] Zoltán Szász (1877-1940). Journaliste.