Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Le mont de
(Visite
à
Mont-de-piété,
monte di pietà…
Mont de la Miséricorde, c’est
ainsi qu’on appelle à l’Ouest le lieu où, non par
pure générosité, mais avec compréhension, on offre
son aide, un peu d’oxygène, à celui qui risque de sombrer
dans sa gêne momentanée
d’argent… Le saint des saints du Mont de la Miséricorde
de Kecskemét a été visité et
dépouillé par des larrons… Le cas a fait grand bruit :
si attirante est donc une caisse des dépôts,
s’écriaient les heureux à qui il n’arrive pas de se
noyer. Aujourd’hui j’ai vu une petite main effrayée au
guichet d’une petite succursale, elle passait un petit paquet par
l’orifice du guichet ; un regard inquiet, distrait, observait le
paquet. Je me suis rappelé Kecskemét et j’ai
décidé de suivre le chemin de ce paquet qui conduira au sommet le
plus élevé du Mont de
*
Monsieur le directeur Simon
m’accueille aimablement au grand palais de la rue Lónyay, il
confie à monsieur le conseiller principal Wilibald Zeider le soin de me
faire visiter l’entrepôt et de me fournir des explications.
Nous descendons d’abord à la
cave, de la cave part un ascenseur nous remontons dans les étages.
Quatre étages, chargés
d’objets déposés.
Pour vous permettre de vous faire une
idée de ce qu’on peut voir ici, je vous communique quelques
données.
Dans cet entrepôt, avec celui de la
rue Balaton, près d’un
million et demi d’objets attendent d’être
dégagés : pour la plupart des vêtements, pardessus,
manteaux de fourrure. Suivent des tapis, bicyclettes, vaisselle et
divers ; enfin neuf cent mille bijoux. Montants limites
prêtés par objet : limite inférieure deux pengoes ,
limite supérieure seize à dix-huit mille pengoes. À
l’heure actuelle l’entreprise a sorti environ vingt-cinq millions
de pengoes en crédits, ce
qui signifie que la valeur de l’entrepôt peut être
estimée à cinquante millions de pengoes .
Environ un million et demi d’objets
déposés.
Cela signifie que si Budapest compte un
million d’habitants, chaque personne en moyenne est contrainte de mettre
en gage un objet et demi, pour disposer d’un peu d’argent.
Comparée à d’autres
grandes villes c’est une proportion effrayante, elle est néanmoins
adoucie par la réflexion que les plus beaux vêtements, et en particulier
les manteaux de fourrure, sont déposés par le citoyen budapestois
avisé, pas tant par besoin d’argent que plutôt pour
entreposer pour pas cher et en sécurité ses affaires
d’hiver.
Un
pudique manteau d’hiver
Nous parcourons tout d’abord
l’entrepôt des fourrures et des pardessus. Le monde autour de nous
est obscurci où que porte le regard par une féerique forêt
de manteaux – coupée de sentiers de couloirs longs et
étroits disparaissant dans la pénombre. Si on m’y laissait
seul, je me perdrais dans cette forêt de manteaux comme dans Bakony[1] - un vrai conte de fées ; mais
que se passe-t-il ? Comme si ces maudits manteaux soupiraient,
bruissaient, chuchotaient. Mon guide m’explique qu’il ne
s’agit nullement d’une hallucination. De larges tuyaux
d’aération parsèment les murs invisibles, ce sont eux qui
apportent constamment l’air frais dont ces manteaux ont autant besoin que
leurs frères manteaux heureux qui se promènent en liberté
dans les rues. En outre une usine mécanisée de
dépoussiérage et un équipement de destruction des mites
complètent leur hygiène et leur protection sanitaire.
J’affirme que je n’ai vu que des manteaux sains, bien nourris
– je crois qu’on les descend de temps en temps en promenade, ils
font des tours dans la cour, au pas cadencé, en rangs par deux.
Sont-ils heureux pour autant ?... Je
n’ai pas osé le demander.
Il m’a semblé en
reconnaître un… Il s’est détourné pour que je
ne le voie pas. Il ne m’a chargé d’aucun message pour son
propriétaire.
Supplications
d’un tapis
Dans l’entrepôt suivant, un
énorme arsenal de tapis enroulés, superposés. Nous passons
doucement entre eux, mon guide m’explique que le priseur a besoin
d’une grande expérience pour expertiser en un clin
d’œil les articles les plus variés. Le marché est
très spécialisé, il est vrai. Ces tapis par exemple ont
des experts particuliers, s’agissant de marchandises de valeur qui
très souvent leur restent sur les bras et finiront dans les ventes aux
enchères. Soudainement je fais un saut sur le côté,
interloqué – un des tapis bouge, bascule en avant, se jette sous
mes pieds. Mon guide me demande poliment de les excuser, soulève le
tapis et le remet à sa place. Nous reprenons notre marche, mais la
vision pesante ne me lâche pas. Que voulait me dire ce tapis, avec son
regard muet, suppliant ? Rachète-moi, emporte-moi,
libère-moi disait son regard – qu’ai-je fait de mal,
reverrai-je encore la chambre chère à mon cœur où
j’ai habité et où j’étais
piétiné pas des semelles connues, familières ? Tu as
bien entendu : si on ne vient pas nous chercher, nous partirons dans un
exil éternel, nous serons vendus, pourrai-je jamais oublier les petits
pieds qui sur moi ont appris à marcher ? Croyez-vous, vous les
hommes que vous avez libéré le monde lorsque, plutôt que
l’un l’autre, vous nous avez enfermés, nous, à la
prison pour dettes ?
Petits
baluchons douloureux
Et maintenant nous descendons dans les
véritables profondeurs, à la limite inférieure de ce
dantesque enfer économique : le royaume des objets engagés
d’une valeur de moins de seize pengoes . Dans des alignements
inconsolés, longs, quasiment infinis, de la cave à
l’étage, des cases, des réduits, des étagères.
Dans chaque case un baluchon se
morfond, honteusement empaqueté dans des chiffons gris ou
bigarrés. Un drap et une housse, deux chemises. Un vieux manteau
effiloché, enroulé, avec dedans, comme le hachis dans le chou
farci, un bonnet bleu de couleur rance. Une paire de chaussures, deux taies
d’oreiller. Une douzaine de chiffons à poussière, en
compagnie d’une robe défraîchie. Un manteau
"Hubertus" un béret suisse, une épaisse écharpe
de flanelle. Toutes ces glorifications lamentables, haillonneuses et criardes
du désordre et de la négligence, replacées dans un ordre
soldatesque hurlent, geignent et exhibent leur déchéance.
C’est la misère inhérente du système, la culture
intrinsèque de la civilisation, l’odeur stérile de la
pauvreté perce à travers le désinfectant. Mon guide dit
qu’en dessous d’un certain montant c’est plutôt par
pitié qu’ils prêtent de l’argent contre ces objets,
sans une véritable contre-valeur – le risque ici est de cent pour
cent, ces objets-là n’ont même pas de mise à prix
dans les enchères.
Parmi
les bijoux
Le département suivant est le plus
précieux : nous marchons parmi les bijoux, parfois de grande
valeur. À mon étonnement que des écrins fermés
soient simplement étalés de façon facilement accessible
dans des caissettes ouvertes et sur les tables, j’apprends que toute la salle où nous nous
trouvons est un unique coffre-fort
très sûr, une armoire blindée. Néanmoins les objets
d’une valeur supérieure à dix mille pengoes sont rangés dans un placard
séparé.
J’apprends également que
désormais, à cause des abus, ils n’acceptent plus les aspirateurs,
machines à écrire ou autres objets que l’on achète
souvent à crédit. Des bicyclettes, seulement sur
présentation de la facture réglée. Des armes jamais.
En revanche des étuis à
cigarettes on pourrait édifier un mausolée.
Et enfin j’ai eu la chance de voir un
spécimen original de ces montres gousset légendaires à
propos desquelles le juriste farceur de Budapest, quand on lui demande
l’heure qu’il est, a coutume de répondre :
« mon reçu de dépôt chez ma tante s’est
arrêté dans ma poche, il ne donne plus l’heure. »
Le
comptoir des dépôts
En descendant avec l’ascenseur, au
niveau d’un étage intermédiaire j’aperçois le
comptoir du bureau des
dépôts : une foule se serre devant le guichet.
Apparaît puis aussitôt se détourne un visage que je connais.
Puis de nouveau il lève sur moi un regard soupçonneux, pendant
que je file derrière les grilles de l’ascenseur. Il se demande
avec étonnement : tiens, sa famille aurait-elle
déposé Monsieur l’écrivain en gage ?
*
Remarquez, ce n’est pas une mauvaise
idée. Quelques-unes de mes propriétés intellectuelles que
je n’arrive pas à placer ces temps-ci, je les déposerais
volontiers ici pour conservation.
Az Est, 3 octobre 1935.