Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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mon propre roman policier minute

(Ce qui a  aussi l’avantage que pour la solution il ne faut pas attendre le lendemain)

 

I. L’alibi

Ce n’était pas moi, Monsieur l’Inspecteur.

- Admettons, Pista. Dans ce cas raconte-moi bien dans l’ordre où tu es allé hier, samedi, et ce que tu as fait entre cinq heures et six heures.

- Entre cinq et six ?!... Ben, tout d’abord… vers cinq heures je baguenaudais aux alentours du Boulevard Károly, dans l’espoir que quelque chose "pourrait tomber", vous comprenez… J’ai eu de la chance, j’ai rencontré Monsieur Adorján Stella[1], qui me connaît d’autrefois, et qui, réjoui d’avoir justement gagné vingt pengoes au bridge m’a gratifié de deux pengoes. J’ai demandé un troisième pengoe à mon copain qui était plein aux as, il venait de taper Monsieur le conseiller Freystädtler. Ensemble nous nous sommes glissés dans le bistro juif orthodoxe de papa Stern où nous avons bu du bronef, autrement dit de l’eau-de-vie, tout notre argent y est passé. Nous avons traîné un moment sur le boulevard, ronds comme des barriques, je me rappelle même que nous avons vu Monsieur Béla Salamon[2] dans un magasin de chaussures, il essayait des escarpins. Puis nous nous sommes séparés, mon copain avait encore deux jetons de téléphone, nous avons attendu le bus quatorze, il est monté dedans. Moi j’ai piétiné devant une cabine de téléphone, un préposé était en train d’en vider le contenu…

- Il pouvait y en avoir pour combien ?

- Dans les trois cents pièces de vingt fillérs. Je le sais parce que j’en ai parlé avec le préposé qui était très pressé de finir son service car il voulait aller écouter le discours programme de monsieur le premier ministre ! C’est ensuite que j’ai rencontré Monsieur Bandi, vous le connaissez…

- Bien sûr…

- Nous avons causé un moment, puis nous nous sommes séparés, car Monsieur Sándor Hunyady[3] passait justement par-là, j’ai encore entendu qu’il a interrogé Bandi sur un bon tuyau pour le trot de l’après-midi ; Monsieur Hunyady a dit qu’il n’y irait pas car il comptait assister à la générale de la pièce d’un confrère écrivain transylvanien. Entre-temps le soir est tombé, je suis arrivé devant le Théâtre National, j’avais un peu froid, je tournicotais devant la petite porte, j’ai très bien entendu Monsieur Csortos[4] qui rendait hommage à Monsieur Somlay dans son dernier rôle. J’ai ensuite un peu suivi deux demoiselles du conservatoire, elles discutaient de la représentation, elles ont été croisées par monsieur le réalisateur Székely[5] qui leur a demandé si elles n’avaient pas envie de tourner dans son prochain film, mais elles ne voulaient pas, elles ont dit qu’elles devaient d’abord apprendre à jouer sur les planches. Puis avec la dernière pièce de dix fillérs qui me restait j’ai acheté le journal Az Est, j’étais intrigué par le feuilleton policier, je n’arrivais pas à déchiffrer l’énigme, je me suis donné la peine de monter à la rédaction pour en avoir la clé. C’est Monsieur Lakatos[6] que j’ai trouvé au secrétariat, il disait du bien de Monsieur Inthy, il aurait aimé parler avec lui mais n’arrivait pas à le joindre car il était à la caisse où on lui réglait son cachet, c’était peu avant six heures…

- Bon, alors Pista, tu as tout raté. Ton alibi est troué du début à la fin. Allez ouste, au bloc.

 

II. la clÉ de l’Énigme

 

(Le roman ci-dessus était effectivement truffé de mensonges. 1. Monsieur Adorján Stella ne pouvait pas gagner au bridge car il joue mal, l’autre soir j’avais poussé mon tabouret derrière sa chaise. 2. Jamais personne n’a reçu l’ombre d’un centime de Freystädtler. 3. Au bistro juif orthodoxe de papa Stern on ne peut pas payer le samedi. 4. Il n’y a pas de chaussure assez grande pour les pieds de Béla Salamon dans les magasins de chaussures. 5. Il faut s’armer de courage pour attendre l’autobus quatorze, il vient très rarement. 6. Dans les caisses des cabines de téléphone, il n’y a pas que des pièces de vingt fillérs, mais aussi toutes sortes de faux jetons. 7. Le préposé au téléphone n’est pas allé écouter un discours programme, puisque le gouvernement a déjà réalisé son programme de A à Z. 8. Impossible de causer avec Bandi sans que Bandi ne demande qu’on lui prête de l’argent. 9. Hunyady ne raterait certainement aucune course de trot à cause d’une générale. 10. Il ne pouvait pas avoir froid devant le Théâtre National car ce théâtre rayonne toute la journée, il y fait donc chaud. 11. Csortos ne dit jamais du bien de Somlay. 12. Des starlettes ne refusent jamais un contrat de film sous prétexte qu’elles n’ont pas fini leur apprentissage du métier. 13. Lakatos ne dit jamais un mot de bien de moi. 14. Je ne pouvais pas toucher mon cachet un samedi, car la caisse de Az Est n’ouvre que les mardis.)

 

Az Est, 10 novembre 1935.

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[1] Adorján Stella (1897-1967). Journaliste, humoriste

[2] Béla Salamon (1885-1965). Comédien, directeur de cabaret.

[3] Sándor Hunyadi (1890-1942). Romancier et auteur dramatique.

[4] Gyula Csortos (1883-1945) ; Artur Somlay (1883-1951). Comédiens.

[5] István Székely, alias S.K. Seeley (1899-1970). Cinéaste.

[6] László Lakatos (1881-1944). Journaliste.