Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Salut, mon prince !
Interview soliloque du Comte
de Chester[1]
Mon cher Prince, ne m’en veuillez pas si
je ne pouvais être à votre disposition. Je souhaite me faire
pardonner dans l’hypothèse que vous avez dû demander
après moi, vous auriez aimé faire ma connaissance, en tant
qu’un des points d’intérêt de notre capitale.
Hélas j’étais très occupé. Au demeurant, de
même que Vous, je suis hostile aux emplois du temps programmés,
j’organise mes journées comme elles viennent pour la brève
durée de mon voyage sur la Terre. D’autre part, de même que
vous, je séjourne à Budapest incognito, dissimulant mon rang,
comme peut en témoigner n’importe quel membre de ma suite la plus
intime. Je vais essayer ici de rattraper par écrit notre rencontre
manquée, afin de vous exprimer au moins par une salutation cordiale ma
sympathie et mon attachement indéfectibles.
*
Tout d’abord je dois solliciter votre
pardon pour l’excès de zèle de notre capitaine de la police
qui, plein de bonne foi, pour que vous vous sentiez au mieux dans notre
hospitalière maison, et pour que vous puissiez vous adonner à vos
loisirs dans une liberté sereine et détendue, a rembarré
la domesticité dans un langage si brutal que ç’aurait
été sans aucun doute extrêmement désagréable
au visiteur s’il avait compris la langue de la maison ; celui-ci a
dû tout de même être choqué par le ton. Monsieur le capitaine a émis un arrêté
préfectoral à l’occasion de votre venue. Le ton de cet arrêté
rappelait plus certains oukases ou mesures préventives de directeurs de
prisons, que des instructions que l’on adresse habituellement au public
d’une grande ville européenne civilisée. Il menaçait
entre autres d’arrestation quiconque franchirait le cordon de police.
C’est exagéré, une telle politesse n’est pas
d’un effet agréable, même pour celui qu’il est
censé protéger. Imaginez, Monsieur le Préfet, que vous
alliez en visite quelque part, vous entrez le visage souriant et le
maître de maison vous accueille en distribuant des gifles à ses
gosses curieux qui lorgnent par les portes, en leur administrant une
leçon d’une voix de tonnerre : comment il convient
d’accueillir un visiteur de haut rang.
Deuxièmement, je dois
également solliciter votre pardon pour tout ce qui retentira dans les
mêmes journaux après
votre départ, journaux dans lesquels il n’y avait pas moyen de
s’adjuger une petite place à cause des reportages traitant les
heures que Vous avez passées parmi nous. Car il y aura des
réactions. Les journalistes vexés par la préférence
donnée à ces reportages prendront à coup sûr leur
revanche et avec la supériorité du fustigeant social se moqueront
dans l’éditorial de la curiosité avide et
déraisonnable que d’autres journalistes béats servent
humblement dans les pages intérieures. Ça alors ! Non
mais ! Qu’en dites-vous ? Que de scribouillards accourent pour
admirer un charmant jeune homme par ailleurs sans prétentions,
simplement parce qu’il est un héros de légendes, prince de
Galles ! Ils piétinent, attendent des heures pour faire leur
rapport : a-t-il mangé une orange à son
petit-déjeuner ou de la confiture de fraises, de quelle couleur est son
pyjama et combien il a filé de pourboire au portier ? Ô temps,
ô mœurs ! S’il s’agissait au moins de
célébrer un héros qui lutte pour les intérêts
majeurs de l’humanité… Après tout, ce jeune homme ne
fait rien de particulier pour le moment, il ne fait que voyager et vivre sa
vie…
*
Je serais moi-même un moraliste ou
quoi, mais cette fois ceux qui haussent les épaules n’ont pas
raison et ceci justement au nom d’une morale élevée.
Voyons un peu dans une analyse impartiale,
ce que signifie cette curiosité apparemment légère est
infantile du public.
Du point de vue du problème grave et
décisif qui à notre époque met face à face
l’individu et la société, la personne et la foule. En
réfléchissant bien, cela représente quelque chose de
très bien.
Cela représente le respect de l’individu, un culte, une
divinisation de l’individu et de sa vie florissante unique, qui
n’existe qu’en un exemplaire et qui ne reviendra jamais. Le fait
que ce culte ne se manifeste que lorsqu’il s’agit d’une
personne "célèbre et célébrée", ne
change rien, il y en aura un peu
pour tout le monde en catimini, le culte clame la gloire générale
de l’individu en ce monde, pour toujours.
Que cet individu soit un spécimen
non spécial, non éminent, non représentatif, non
"épanoui" de la grande foule, en science, en art, en politique
(comme beaucoup se l’imaginent et font répandre
d’eux-mêmes ou d’autres, dissimulant l’essentiel avec mensonges et hypocrisie), c’est tant
mieux. En cette qualité négative il symbolise de façon
plus claire et plus compréhensible la grande vérité
définitive : l’individu, l’homme solitaire,
indépendamment de l’utilité
ou de l’importance que ses talents et ses dons apportent à
l’intérêt général, d’un point de vue
tout à fait élevé est sacré et inviolable, une
puissance de premier ordre, le but de la vie, une ombre projetée de la
solution finale, de cet Übermensch qui en un seul exemplaire finira par
représenter le genre tout entier, toute l’humanité.
*
Aujourd’hui cette humanité,
charmée et entêtée, guette la cravate qu’il met pour
sortir le soir, la vitrine devant laquelle il s’arrête, la personne
avec qui il bavarde, le nombre de sucres qu’il met dans son thé.
Des détails insignifiants, indignes
de l’esprit qui s’enthousiasme pour des choses grandes et
élevées, de l’intelligence humaine assoiffée de
perfection ?
Cela dépend.
Si nous lisons ces détails
"insignifiants" dans les biographies de Goethe, Napoléon,
Luther, Mahomet ou Pasteur, nous sommes pris de palpitations et nous sentons que ces détails sont plus
importants pour nous que leurs grandes actions : ce sont ces
détails qui les ont transformés en des individus authentiques, ce
sont eux qui apportent ce petit quelque chose infiniment petit mais infiniment
important qui rend un grand homme plus qu’un grand homme : un homme
ordinaire.
Le prince de Galles n’est ni Goethe,
ni Napoléon, ni Pasteur ? C’est juste. Voilà pourquoi
il mérite un intérêt particulier. Il est une biographie vivante, intéressante,
excitante, rendue parfaite parce que cette perfection ne lui est pas fournie
par des grandes actions et des achèvements, mais par la simple existence de l’individu.
S’il boit du thé, s’il
s’arrête devant une vitrine, s’il retire ses gants en
descendant l’escalier – c’est une créature des plus
spécifiques au degré supérieur de l’évolution
animale et végétale, que l’on ne peut comparer à rien
dans la nature, qui boit, qui s’arrête et qui retire ses
gants : un individu humain. Cela ne se reproduira plus.
*
Le sceptique qui trouverait
l’explication ci-dessus un peu forcée, en maintenant que
c’est leur grandeur qui rend la biographie d’un grand homme
intéressante, doit songer au héros
d’un grand romancier. Ce héros, nous le reconnaissons,
n’est-ce pas, peut être n’importe quel personnage, même
insignifiant (héros de Zola, Tolstoï, Thomas Mann), nous observons
pourtant, le souffle retenu, ses allées et venues, ses journées,
les petits détails de sa vie, son goût, sa mimique, ses paroles.
Car il est né de l’imagination, or l’imagination ne se
trompe pas : il offre le symbole plus vrai que le réel de
l’unicité à laquelle tout le monde peut s’identifier,
parce qu’il n’est identique à personne, son nom est :
moi.
Le prince de Galles est le héros
d’un roman que le grand public s’est imaginé pour lui.
*
Un garçon de café qui lui
balbutiait son haut rang, il l’a rassuré en souriant :
« Je suis un homme comme vous ou n’importe quel
autre ».
Dans le roman particulier qui contient sa
biographie, c’est ce qui le rend unique et particulier.
Pesti
Napló, 24 février 1935.