Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PrÉcision
Monsieur Local (assis à la fenêtre du
café).
Moi (je
passe par là) : Comment allez-vous, Monsieur Local ?
Lui : Bien le bonjour, Monsieur le
Rédacteur, quoi de neuf ?
Moi : Vous me demandez à
moi ? Regardez dans les journaux.
Lui (dédaigneux) : Ah,
ce n’est pas intéressant… Ils y écrivent
n’importe quoi, c’est insupportable comme ils sont superficiels.
Moi : Mon Dieu, que demandez-vous
d’un journal qui ne vit qu’un jour et doit tout savoir sur ce qui
se passe ? Il nous apprend tout de même dans les
généralités où en est le monde. Superficiel,
d’accord, mais c’est mieux que rien.
Lui (indulgent) : Oui,
je veux bien, c’est vrai du point de vue des journalistes. Mais moi, il
m’arrive de sortir de mes gonds. Par exemple, tout à
l’heure, un de ceux-là a écrit que le Pacha Wehib[1]
concentre ses forces à Djibouti et se dirige vers Aksum[2]…
Moi (horrifié) : C’est
inouï… (indigné).
Vous avez raison, c’est épouvantable… (méditatif). Et
précisément à Djibouti… Et il ne cache même
pas son jeu…
Lui (apitoyé) : Monsieur
le Rédacteur, la question n’est pas de cacher ou pas son jeu. (Il lève sur moi un regard
sévère.) Vous n’ignorez pas que Djibouti se situe
à cinquante-six kilomètres d’Ogaden où commence la
plaine de Ras-Seyoum… Or, étant
donné que le Pacha Wehib stationnait hier
à huit heures et demie à l’entrée d’Asmara, ce
qui exclut qu’il se trouve à proximité de la ligne Oual-Oual, au moment où les Italiens
s’approchent depuis Adigrat.
Moi (apaisant) : Il
arrivera peut-être à temps…
Lui (poliment) : Comme
vous le savez très bien, la région vallonnée de Harrar Damaki est majoritairement désertique, un
régiment ne peut pas y camper même quarante-huit heures, la source
la plus proche se trouve à proximité de Dar Taclé et son
eau coule vers l’ouest, donc le général Badoglio,
commandant de la vingtième brigade, ne sera pas assez fou pour
lâcher l’oasis Kamtcha-Faoun où il
trouve au moins de l’ombre, même si la surface boisée ne
dépasse pas cinq ou six cents kilomètres carrés. Mais
pensez-y, il s’agit de cactées et de palmiers ! Il ne
cédera certainement pas cet endroit, parce que cette position lui permet
d’arrêter Attou, pendant des semaines
s’il faut.
Moi (me
forçant à plaisanter) : C’est clair…
Personne n’aime se séparer de son dernier atout.
Lui (glacé) : Très
amusant… Revenons à nos moutons… Il est évident que
le septième corps d’armée, stationné
jusque-là près de Moussa-Ali, va le déplacer au voisinage
du Lac Tchana, où un large et calme terrain
s’offre pour les avions. En outre, Takesé
n’est pas plus loin à vol d’oiseau de Makalé
que Gondar du camp de Sikono, et on peut même
profiter de l’eau du Mareb. Non, effectivement
ce n’est pas plus loin. C’est peut-être même plus
près de quelques kilomètres si l’on passe par le sud, dans l’hypothèse que
l’avion reçoit le vent arrière, ce qui est très
probable, puisque la mer n’est qu’à une centaine de
kilomètres et le vent se lève plus facilement que…
Moi (imprudemment) : Et
Suez…
Lui (effaré) : Suez ?
Qu’est-ce que Suez vient faire là ?
Moi (vite) : Je
disais ça comme ça… Ça m’a effleuré
l’esprit… (En plaisantant
gauchement) ne serait-il pas amusant que le Canal de Suez fasse tout
à coup un tour par-là ?
Lui (généreusement
et avec tact) : Vous vouliez peut-être dire que les navires
stationnant dans le canal empêcheraient De Bono d’arrêter les
forces d’Ogaden… N’oubliez pas qu’ils défendront
Akaba jusqu’à leur dernière goutte de sang…
Moi (avec
une grimace désespérée) : Ils changeront
d’avis.
Lui (d’une
voix d’outre-tombe) : Vous me faites mourir de rire ! (il se lève). Pardonnez-moi, je
dois vous laisser.
Moi : Déjà ?
Lui : Ma pauvre tante… Je dois lui
rendre visite… Vous n’auriez pas un ticket de tram ?
Moi : J’ai un abonnement. Où
elle habite votre… pauvre tante ?
Lui : Elle habite Avenue Soroksári. Vous ne sauriez pas par hasard comment
aller Avenue Soroksári ?
Pesti
Napló, 3 novembre 1935.