Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
"sombre dimanche"
Kitsch
immortel
Sombre dimanche, tout chargé de fleurs blanches
Je t’attendais, les mains jointes, en prière.
Ce dernier dimanche, mon amour, tu viendras,
Il y aura un prêtre, catafalque et linceul.
J’aurai les yeux ouverts pour te revoir encore,
N’aie pas peur de mes yeux, ils te béniront, morts …[1]
Le jeune homme qui a pris un taxi lundi,
s’est tiré une balle dans la tête ; parmi ses
dernières notes on a retrouvé le poème ci-dessus (au
demeurant, pour que l’image soit complète, il avait
été victime d’un duel américain[2]), son personnage a fasciné
l’opinion publique, le poème a depuis été maintes
fois publié, mis en musique, et sa version chantée a
déjà provoqué cinq suicides dans la société,
selon les statistiques. Si l’on y ajoute les victimes anonymes de cette
chanson qui déchire les cœurs, il apparaîtra que son effet
entraînant à la mort ou à la neurasthénie, disons, neurastraînant, a provoqué
au moins autant de victimes qu’un chant de guerre ou une marche
révolutionnaire. Un jeune esthète fier de sa culture et de son
goût littéraire, s’il a lu quelques recueils de
poèmes décadents, et s’il a lu de plus quelques essais dans
des revues littéraires de plus haute volée, esquisse un sourire
apitoyé, et se sent dans des hauteurs vertigineuses au-dessus de ce
bourbier infecté du goût de caniveau et de la sensiblerie, il se
croit en dehors et au-dessus du danger. Il croit qu’une telle honte ne
pourrait jamais l’atteindre, et si un jour il doit se suicider, pour se
justifier il citera au moins les passages pertinents de Walt Whitman ou Rilke
ou même Schopenhauer, mais ne compromettra pas sa mémoire avec de
telles fleurs artificielles de la poésie. Mais, le contemporain plus
expérimenté qui a baguenaudé quelques décennies non
seulement dans des mondes imaginaires mais aussi dans le monde réel, a
eu le courage de comparer les deux, de vérifier et corriger l’un
par l’autre – ce renard plus vieux et plus rusé de la vie et
de la littérature sera plus prudent avec cette
supériorité : pour lui le kitsch n’est pas une chose
si simple, il a appris à le craindre et même à le respecter
un peu.
*
De même que tant d’autres
notions ondoyant dans l’usage courant, nous n’avons jamais
examiné le contenu du mot "kitsch", tellement nous
étions certains que toute personne policée y entend une et
même chose : nous le reconnaissons de toute façon dans la
pratique, nous le distinguons de la valeur artistique, nous pouvons nous fier
à notre instinct. Or l’instinct (voir mon analyse sur "la
raison sobre") n’éclaire qu’un petit territoire, et je
soupçonne qu’une définition de vigueur plus
générale mettrait ici aussi, comme souvent, la convention et le
jugement littéraire commun cul par-dessus tête.
Car, examinons par exemple ce poème
de plus près. Un observateur superficiel constate à
première vue que sa valeur artistique est nulle parce qu’il y
manque la première condition de toute création poétique :
exprimer une inspiration spontanée. En effet, tout ici est artificiel et
prémédité. Le cuisinier n’a utilisé ici que
des composants bien expérimentés, facilement digestes et non
pétris d’ingrédients élémentaires : il
ressemble à des plats bon marché pour lesquels on a
utilisé des concentrés de base industriellement concoctés
– levure chimique, extrait de viande, succédané de
café, lait en poudre, pâte préfabriquée, saccharine
et autres margarines. Il n’y a dedans rien de personnel, rien
d’original, rien de lié directement à l’objet, aucune
association d’idées inventée comme une nouveauté,
employée pour la première
fois. Il n’ajoute rien à l’atmosphère de base, il
ne fait que varier de vieux lieux communs. Il les entasse et les multiplie
ensuite, sans mesure et sans économie, il fourre dedans tout "was
gut und teuer"[3] ; il saupoudre le miel de sucre, et
truffe la graisse de lardons pour leur donner du goût, et il
n’hésite même pas à ajouter un peu d’oignon
pour glandes lacrymales s’il s’agit de mieux arroser son chagrin.
Observez ces mots mis côte à côte, pris dans le
poème : "sombre", "fleur",
"prière", "chagrin", "prêtre",
"catafalque", "linceul", "mort", "bénir",
"cercueil" (celui-là deux fois pour qu’on ne
l’oublie pas), "larmes". Tous les ingrédients sont ici
mis ensemble, comme dans une pâte cachère compacte, le flodni[4] :
noix, pavot, miel et confiture.
*
Il n’est pas étonnant que
ça te pèse sur l’estomac, chétif esthète
souffreteux. Mais qui oserait affirmer que c’est ton estomac qui est sain et non celui des larges foules qui
digèrent facilement ce poème pour qu’il se transforme en
eux en sang et pensée, en sentiments, vision et douleur du monde, comme
en toi les verbes de Shakespeare, Tagore ou Spengler ? Cela ne
dépend pas des aliments, mais de la force et de
l’élasticité des organes d’assimilation, en quoi nous
transformons en nous tous ces lieux communs galvaudés. Et puis on ne
sait jamais d’où sortira un hanneton. En ce qui concerne par
exemple les créateurs, les grands poètes, les artistes,
j’ose affirmer que s’il y a eu quelque chose, hors de la nature, la
réalité et la vérité dénichée dans
cette réalité, qui les a inspirés, cette chose n’a
jamais été la pensée et la découverte d’une
âme sœur ou d’un esprit congénial, mais bel et bien
cette tambouille douteuse, âcre à la gorge, le kitsch immortel,
dont le créateur anonyme n’a jamais aspiré au succès
et à la reconnaissance littéraire, se contentant de la sympathie
directe des foules. Car ce qui différencie le véritable artiste
de son parent direct la belle âme amatrice et du contemporain
compréhensif, c’est qu’il se targue d’un estomac
mental tout aussi résistant et simple, que le plus vulgaire des
philistins pilier de bistrots qui fait accompagner son goulache au paprika
adouci de vermicelle et son demi-litre de mauvais kadarka[5] du violon nostalgique d’un Tsigane
aux fioritures larmoyantes, pour chanter « qu’il n’est
qu’une unique petite au monde » ou encore « sombre
dimanche ». Il accompagne le chant du violon de ses beuglements, et
il ressent tout autant la complétude de la vie que Shakespeare qui avait
puisé ses thèmes non dans les chefs-d’œuvre classiques
ni dans les sages pensées de Bacon Verulam, mais dans
l’imagination des romans de
caniveau de son époque. En remémorant mon modeste
passé sans prétention je découvre avec étonnement
que le petit nombre de fragments dans lesquels même l’analyse la
plus rigoureusement esthétique a reconnu et repéré une
valeur artistique, étaient toujours nés dans une ambiance de
kitsch et se sont fréquemment nourris, en secret, de débris de
chansons des rues et de scribouillages et de motifs de bastringue, de phrases
de piano mécanique. Pendant l’écriture d’un de mes
poèmes le plus choisi et élaboré avec les exigences les
plus littéraires, je devais constamment fredonner une chansonnette
immonde et honteusement stupide pour garder mes pensées ensemble ;
et par ailleurs, c’est une affiche publicitaire d’une marque de
chocolats qui a inspiré l’idée-force d’un de mes
essais fondamentaux des plus abstrait.
*
Mais veuillez examiner de plus près
le sujet des chefs-d’œuvre
immortels : dans une représentation schématique ils
ressembleront étrangement à des kitsch effarants.
L’histoire de Raskolnikov n’est autre qu’un vulgaire roman
policier, le problème de Werther fait pleurnicher les bonniches pendant le
repassage ou après la vaisselle, au jour de ce sombre dimanche ;
Homère était chauffé par la même passion que
"ton enfant blond qui ne peut pas partir à la guerre", et La Tragédie de l’Homme est
le meilleur des sujets de films.
Car ce qui rend le kitsch immortel, plus
pérenne que les créations artistiques, c’est que,
indépendamment du goût du temps, il absorbe tout ce que les
époques précédentes avaient rebattu et
dépouillé – et dans le fond c’est cette chose
rebattue et disparue et usée, ce manteau élimé
ôté par le maître et ce plat dont on s’est
lassé, qui sont ce qui conserve l’éternel humain :
cette chose étant, au-delà du contenu passager, la forme pérenne et immuable.
*
Après tout cela je vous avoue
solennellement que la veille, le soir du dimanche dernier, j’ai
moi-même noté la chanson "Sombre dimanche" dans mon
carnet, telle que dictée par le Tsigane, et c’est ce que
j’ai recopié en tête de cet article.
Pesti Napló, 10 novembre 1935.
[1] Poème composé en 1933 par le Hongrois Rezső Seress, chanté à Paris par Damia, devenu un succès mondial puis interdit en raison des suicides qu’il aurait provoqué.
[2] Duel dans lequel celui qui a le dessous s’engage à se suicider.
[3] Ce qui est bon et cher.
[4] Pâtisserie cachère.
[5] Très ancien cépage de raisin noir.