Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Au
début on ne remarque rien.
Plus tard on
le remarque, mais on feuillette négligemment.
Ensuite tu
feuilletterais encore ton journal, mais tu piques une colère :
à quoi ça sert ? Juste à mettre en rogne alors qu’on
a déjà suffisamment de problèmes.
Dans tous les
journaux et périodiques, en commençant par le journal officiel,
en passant par les grands quotidiens populaires, les revues littéraires
élégantes et les courriers économiques, jusqu’aux
actualités techniques des fabricants d’empeigne, au même
endroit, après les nouvelles du jour et avant les petites annonces, un
dessin reconnaissable : une vieille dame au dos cassé, se tâte
douloureusement tantôt les côtes, tantôt la tête,
tantôt l’estomac, à côté d’elle un visage
souriant, transfiguré de bonheur, bénissant le Rédempteur
comme en extase du salut de l’au-delà, et au-dessus en grosses lettres
des phrases, par exemple :
« Elle ne savait plus que ramper comme une
limace »
(Mais la
pommade Moschleck a fait des merveilles)
« Tout le monde l’évitait
à cause de la puanteur du suintement de ses oreilles »
(Mais la
pommade Moschleck ne l’a pas déçue)
« Ses membres engourdis s’étaient
ratatinés »
(Aujourd’hui
elle bénit la pommade Moschleck)
« Ses articulations étaient comme
râpées par mille scies »
(La pommade Moschleck a tout arrangé en un tour de main)
À la
fin tu n’en peux plus, mais la colère te fait lire les textes sous
les images. En voici quelques débuts :
Une fonctionnaire écrit : ou
bien
Un haut fonctionnaire a
déclaré : ou bien
Citons la lettre d’une cousine
heureuse : ou bien
Dépêche d’un général
anglais.
Ces
introductions sont suivies de comptes rendus, avec approximativement les
contenus suivants :
« Pendant
des années j’ai souffert d’un insupportable bourdonnement
chronique d’estomac. Mes membres avaient enflé, des nœuds
douloureux avaient couvert les lobes de mes oreilles, une poche grande comme
une poire avait gonflé sur mon nez, et en outre un tremblement
intérieur et le bouillonnement de mes reins me torturaient. Je ne
pouvais plus respirer autrement que par les tympans, parce que mon
œsophage et mes narines étaient congestionnés ou
plutôt ulcérés. Ma colonne vertébrale
s’était pliée sous un angle de soixante-dix-neuf
degrés, si bien que j’étais obligé de faire passer
le bouton supérieur de mon gilet dans une boutonnière de ma
braguette. Ma vue a passablement baissé et ça me grattait
désagréablement, mes poumons clapotaient, des comédons
recouvraient douloureusement mes intestins, un dense dépôt
s’est formé sur mes articulations et la chair de poule envahissait
mon squelette. Par-dessus le marché je me sentais constamment mal
à l’aise. Je ne pouvais plus que me traîner, et même
toujours en arrière et à quatre pattes. Mes amis
commençaient à m’éviter, ma famille m’a
abandonné, mes clients confiaient leurs affaires à la
concurrence, mes connaissances changeaient de trottoir. Je n’étais
plus qu’un fardeau pour moi-même et pour la société.
J’ai tout essayé, j’ai été interné dans
neuf hôpitaux et un asile, un jour on m’a même
transporté à la morgue. Dans mon profond désespoir je ne
voyais pas d’autre issue que le suicide, et aussi j’étais
vraiment fâché. Alors une connaissance m’a
demandé : « Pourquoi n’essayerais-tu pas la
pommade Moschleck, qui a déjà
sauvé tant de gens ? » J’ai suivi son conseil, et
depuis je suis comme changé, on m’a d’ailleurs
peut-être effectivement changé sans que je m’en
aperçoive. La pommade Moschleck fait
rapidement des merveilles, aussi bien extérieurement, en la tartinant
sur la plante des pieds et le cuir chevelu, qu’intérieurement,
diluée dans un peu d’eau purgative. Les douleurs ont
complètement disparu, mon visage a regagné sa couleur rose et le
sourire, mes dents ont repoussé, mes cheveux ont recouvré leur
blancheur éblouissante, mes muscles sont devenus souples et ma souplesse
musclée. La pommade Moschleck dissout les
débris de verre accumulés entre les fibres musculaires et les
transforme en moelle osseuse, nourrissant et guérissant par là
même l’organisme tout entier. En vente partout. B.H. ou V.M., ou
F.Z. «
Tu jettes le
journal dans ton désespoir, les autres nouvelles te
dégoûtent, même le roman-feuilleton et les correspondances
du front, plus rien d’autre ne t’intéresse après une cette
lecture.
Mais la
pommade Moschleck t’obsède. Le lendemain
tu te surprends tout excité à rechercher la page sur laquelle ce
malade larmoyant, la figure guérie, heureuse, t’adresse son rictus.
Tu te tortures
à déchiffrer de lettre en lettre, attentif et dévoué,
de quelle affreuse maladie ce professeur universitaire de Philadelphie a cette
fois été sauvé par ce miracle universel, panacée de
tous les maux du monde, la pommade Moschleck. Tu lis,
ou même tu ne lis plus que ça, tu grinces des dents dans ton
supplice et tu lis et tu relis et à la fin tu ne lis plus rien
d’autre, obsédé, pris d’une folie silencieuse.
Et petit
à petit tu comprends qu’il ne vaut pas la peine de lire autre
chose.
Puisqu’il
est clair que bientôt le journal ne contiendra guère autre chose
que les derniers comptes rendus des miracles de la glorieuse pommade Moschleck.
À la
place de la rubrique des reportages politiques, sous l’illustration qui
convient, on pourra lire à peu près :
Un important ministre albanais
déclare : « Depuis des années
j’étais confronté aux pires difficultés pour faire
face à ma tâche d’immense responsabilité. Des bosses douloureuses s’étaient formées sur mon
programme de gouvernement en béton armé, mes objectifs avaient
rétréci, mes démonstrations s’étaient
tordues, des nodosités prurigineuses avaient poussé à la
place de mes nominations officielles. Mes militants m’abandonnaient, mes
électeurs se détournaient, mon opposition ne cessait pas de
gonfler. J’étais près de présenter ma
démission lorsqu’un député de la majorité
m’a chuchoté discrètement : « Pourquoi
n’essayeriez-vous pas la pommade Moschleck dont
on parle tant ? » J’ai suivi son conseil, et depuis tout
a changé, on me célèbre partout, les caisses de
l’état se remplissent, la confiance publique se rétablit,
mon opposition se délite. Je dois tout cela à la pommade Moschleck, propre à agir avantageusement sur
l’ambiance publique et à fortifier également les poumons.
La pommade Moschleck fait disparaître le
déficit accumulé dans les muscles… etc. L.M. »
À la
place de la correspondance du champ de bataille, un simple
communiqué :
Un état belligérant nous
écrit : « Depuis de longs mois j’avais du mal
à déplacer ma ligne de front si bien déployée
auparavant. Une crise s’était formée à mes
frontières, les exportations avaient diminué, je ne pouvais plus
digérer mes importations qu’au prix de pénibles efforts.
Une odieuse sécrétion recouvrait la plus grande partie de mon
territoire. Comme mon industrie de guerre était surdimensionnée,
le marché saturé cessait de pouvoir absorber cette marchandise,
le commerce périclitait, ma défense économique
arrière grinçait et craquait dans les vertèbres. Mes
alliés ne répondaient plus à mes courriers, ne recevaient
plus mes ambassadeurs, la Société des Nations avait retiré
ma cause de l’ordre du jour. L’idée de signer une paix
glorieuse avait failli me frôler, lorsqu’une de mes connaissances,
un État nain exotique, s’est adressé à moi en ces
termes : « Pourquoi n’essayeriez-vous pas la pommade Moschleck qui, paraît-il, fait du
bien ? » J’ai écouté cet excellent conseil
et depuis, tout va à merveille. Mes troupes victorieuses ne cessent de
progresser, de nouveaux alliés se rallient. La pommade Moschleck verse la sécurité dans les
cœurs et flatte la fierté nationale. H.Sz. »
Et enfin,
à la place de la rubrique littéraire :
Un écrivain nous écrit : « Depuis un certain temps je souffrais d’une dangereuse pauvreté en thèmes et en idées, je traînais péniblement ma plume du coin gauche supérieur jusqu'au milieu de ma feuille. Mes adjectifs avaient pâli, mes phrases s’étaient gonflées d’œdèmes de pensée, mes maigres dialogues pendouillaient des deux côtés. Mes lecteurs tournaient les pages en bâillant, mon éditeur me refusait les avances, j’étais la risée de mes confrères, les critiques s’étaient mis à faire l’éloge de ma profondeur philosophique. J’étais sur le point de changer de voie et d’opter pour une carrière politique, lorsqu’un de mes créanciers m’a fait signe : « Pourquoi n’essayeriez-vous pas la pommade Moschleck qui a déjà fait du bien à tant de monde ? » Je me suis décidé, et depuis, tout va pour le mieux, comme on peut le constater sur le dessin ci-dessous.
F.K.
Az Est, 16 novembre 1935.
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