Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
vendredi treize, sainte lucie
Jésus Marie,
dit le superstitieux et il se signe quand le matin son regard se porte sur
l’éphéméride. Mais même un non superstitieux
ne peut éviter une grimace – c’est tout de même exagéré,
doit-il reconnaître, la coïncidence de trois dates porte-malheur, le
cas est des plus rares.
Moi je ne suis vraiment pas superstitieux,
dit le superstitieux d’un air supérieur, mais tout ce qu’on
raconte rend forcément nerveux, et alors, par peur des superstitions, on
est capable de tout faire à l’envers, et le malheur est fait, ce
qui légitime la superstition – vous savez, c’est le
fondement scientifique même des superstitions, c’est pourquoi je
n’aime pas ces choses-là, je préfère ne rien
entreprendre les vendredis.
On finit par devenir superstitieux, dit le
non superstitieux. Moi j’avais un oncle, l’homme le plus gai du
monde, un costaud, eh bien figurez-vous qu’un jour, dans un hôtel,
dans la chambre treize… Moi je ne crois pas à ces
choses-là, néanmoins je préfère ajourner les
affaires importantes plutôt qu’un treize…
Les superstitions sont
généralement respectées, leur légitimité est
même reconnue dans une certaine mesure par les administrations :
regardez les tableaux horaires des trams et des autobus, les chiffres se
suivent, mais le treize est sauté, et on peut lire entre
parenthèses que le chiffre en question a été sauté
pour cause de superstitions.
Quand il s’agit des finances
publiques, l’état comme les collectivités territoriales
jugent bon de ne pas lutter contre les pouvoirs obscurs des superstitions,
d’accord, admettons qu’il n’y aura pas de wagon numéro
treize, les chemins de fer ne sont pas assez fous pour les voir rouler vides
puisque personne ne monterait dedans.
Pourtant, il vaudrait mieux former et
éduquer le public, lui expliquer que les superstitions ne tiennent pas
debout, quitte à faire fonctionner une quantité de trams treize,
pour qu’il s’y habitue et qu’il admette être victime de
billevesées.
Ridicule.
Et alors ? Tant pis si c’est
vendredi. Et si c’est le treize. Et si c’est la Sainte Lucie. Et
puis après ? En quoi ce jour diffère-t-il des autres ?
Il porte malheur ? Et la veille, le douze, tu n’as eu aucun
pépin ? Et crois-tu que le quatorze, tout ira bien ? Tu te
trompes.
Pourquoi est-ce plus malheureux si deux
dates, voire trois, coïncident ? Je ne vois pas. La logique veut que
deux négations vaillent une affirmation, donc le vendredi et le treize
devaient neutraliser leurs influences malchanceuses, ils devraient se
neutraliser comme le bicarbonate.
À propos de bicarbonate, ce midi les
brûlures d’estomac m’ont fait souffrir plus que
d’habitude et j’ai fait un cauchemar pendant la sieste.
J’ai rêvé que
j’étais l’empereur du monde et que l’humanité
voyait en moi un rédempteur, dépositaire d’un grand
bienfait à même d’arranger en un jour les affaires de
l’univers.
Il m’est revenu par hasard à
l’esprit que nous étions un vendredi, le treize et
c’était la Sainte Lucie, alors j’ai eu une bonne
idée. D’un seul trait de plume j’ai effacé du
calendrier et le vendredi et le treize, pour qu’ils ne puissent plus
jamais se manifester ni en même temps, ni séparément avec
leur croassement porteur de malheur.
Une fois promulgué mon édit,
le monde était très heureux, et partout on organisait des fêtes
de gratitude en mon honneur.
Le lendemain je vais me promener dans la
rue, et qu’est-ce que je vois : tout le monde a le nez long. Je
demande à la première personne qui me croise, ce qui se passe.
Aïe, aïe, votre majesté, me répond-on (j’ai
été tout de suite reconnu) ne savez-vous pas
qu’aujourd’hui c’est samedi et c’est le quatorze ?
Un jour qui porte malheur.
L’humanité est sans recours.
J’ai reconnu que j’étais
un empereur portant malheur, j’ai donc abdiqué et je me suis
réveillé à la sonnerie de la porte.
On apportait une facture.
Ils n’ont pas eu de chance.
C’est bien fait pour eux, pourquoi
vient-on me déranger un vendredi treize ?
Az Est, 14 décembre 1935.