Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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AUTOCRATIE

 

Pourquoi tourner autour du pot, la tendance est mondiale. Des politiciens et des sociologues débattent pour savoir s’il est correct ou incorrect de dire que les grandes masses sympathisent avec l’idée d’autocratie, s’il est bien que des passions béates aspirant à servir cherchent maître à servir.

Mais, que faire si c’est dans l’air du temps. Nous nous adapterons. En ce qui concerne les arts (excepté peut-être la littérature), les dictatures, et même les tyrannies, ont plutôt été bénéfiques aux maîtres de la création, qu’elles ne leur aient nui ; autour du pouvoir central a souvent poussé une culture de haut niveau, lumière et faste, les dictatures ont soutenu le beau, commandé des tableaux et des sculptures, de magnifiques bâtiments publics et des architectures grandioses sont sorties de terre, et le style aussi a trouvé sa propre forme.

Mais puisqu’on parle de style, les époques de transition, elles, ont toujours été troubles et grotesques, pleines de décadence par rapport au passé.

Voyez par exemple les façons habituelles des contacts et des rencontres, auxquels l’inertie nous attache davantage qu’à nos idées et nos principes, voire à notre conception de la vie. Nos formules de politesse, orales et écrites, portent en elles les traces, même pas du Moyen Âge, mais de l’antiquité, une antiquité immature, ou plutôt les traces d’origine asiatique de cette antiquité, telles les cérémonies ridicules de grimper et de ramper que le peuple des rues devait exécuter le visage collé au sol devant le mandarin japonais, il y a à peine cent ans. En Espagne aujourd’hui encore on se salue avec la formule « je m’allonge à vos pieds » quand il s’agit de femmes, et « je vous baise la main » quand il s’agit d’hommes. La Révolution Française, en supprimant les intitulés compliqués liés au rang, a quelque peu remédié à la situation, néanmoins les salutations et formulations épistolaires comme « votre humble serviteur », « avec mes profonds respects », « mes sentiments distingués » ont toujours cours, et le dictateur issu d’une classe sociale simple, dans sa distraction, même au sommet de sa puissance, salue souvent ses sujets par un « humble serviteur » ou un « je vous baise la main ».

Cette grande humilité n’est pas compatible avec le monde des autocraties à venir.

Un nouveau ton devra bientôt rafraîchir ces lieux communs désuets, afin d’exprimer dans son extériorité le nouvel esprit du monde.

Si autocratie, alors autocratie, mais on ne peut pas donner des ordres fleuris de tournures mielleuses tarabiscotées : ce sont les mots d’ordre militaires qui expriment à la perfection le langage qui s’impose pour des ordres virils vigoureux.

La pratique du contact de l’autocratie qui se manifeste oralement et par écrit changera.

Il vaudrait mieux nous exercer, car nos formules habituelles de salutation sonneront bientôt vieillottes et désuètes.

Dans le nouveau style il ne pourra plus être question d’une expression telle que « Très honoré Monsieur ». À la place il conviendra de mettre quelque chose comme « Hé ! » ou « attention ! » ou « Destinataire ! » ou « À la connaissance du destinataire ! ».

Pour finir, on mettra sous la signature : « c’est ce que je voulais faire savoir » ou « exécution - X.Y. ».

On pourra prendre pour modèle le « Soldats ! », la fameuse interjection de Napoléon.

C’est ainsi que nous jetterons donc : « Épicier ! Des gratons pour cinq ! ». Alors l’épicier se mettra au garde-à-vous et répondra : « Client ! Y en a pas ! ».

L’auteur ne viendra plus se prosterner devant le rideau, il se tiendra droit et dira : « public, applaudis ! » Ce à quoi le public aura le droit de répondre (bien sûr, en chœur comme un seul homme) : « Auteur, je t’emmerde ! ».

Le contact se simplifiera significativement.

Sauf si, par paresse, plutôt que de trouver un nouveau style on inverse simplement l’ancien, et au lieu de « à votre service » nous disions « lèche-moi les bottes ».

 

Pesti Napló 20 novembre 1935.

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