Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
contraires
Thèse et
antithèse – je crois bien que c’est l’axe fondamental
de la philosophie hégélienne et c’est aussi en son temps
que la dialectique manipulant thèses et antithèses est devenue
une mode populaire en littérature et en politique. D’ennuyeux
propos oiseux, ce "jeu" raffiné que les écrivains
anglais pratiquaient avec le plus grand succès n’est devenu
véritablement productif et artistique dans la recherche de la
vérité qu’autour du paradoxe. Aujourd’hui il est
déjà évident qu’on a récolté plus de
"vérités éternelles" dans les exercices de style
personnels des bons écrivains, que dans ces systèmes
philosophiques.
En revanche, et bien au contraire, la
présomptueuse méthode "des contraires",
prétendant expliquer le monde, peut tout au plus entrer en lice sous
forme de jeu amusant.
Mais en tant que jeu il est assez amusant
et même instructif, parce qu’il en ressort que l’enfant de
notre temps utilise les mots de façon très superficielle :
si on le prend en flagrant délit d’usage d’un terme, il
s’avère que l’enfant n’en connaît le sens que
dans la pratique, tout ce qu’il en sait est où et quand on a l’habitude de s’en servir.
Il n’utilise pas les mots, pas même dans ses loisirs, pour le noble
sport, apparemment inutile, de la
recherche de la vérité ou la constatation de faits, pour une
conversation intérieure avec
soi-même, en langage commun pour la
réflexion, il ne s’en sert que pour communiquer.
Récemment, dans une
société oisive, j’ai tenté une expérience
très simple : quel est le contraire de quoi ?
Bien sûr je n’ai pas
dévoilé ce qui est clair pour tout penseur un peu
expérimenté, que tout un tas de notions concrètes ou
abstraites n’ont tout simplement pas de contraire, et il est impossible d’en
construire (étant bien sûr évident que tout cet imbroglio
avec les "contraires" n’est pas réel, mais il est fait
d’hypothèses construites par des hommes). Par exemple, si je dis
"ficelle" ou "bissectrice", il serait difficile de leur
trouver des contraires.
Mais le jeu consiste justement à
trouver d’une part des contraires canoniques, d’autre part à
construire des contraires pour des notions qui à première vue en
sont dépourvues, sans même reculer devant un peu de violence.
Nous avons commencé par de plus
faciles.
Par exemple, pour la notion de
"rien", toute la compagnie a répondu en chœur
"tout".
Mais vinrent ensuite des problèmes
plus ardus.
Quelqu’un a lancé par
exemple : "engendrement".
Cela a pris un bon bout de temps que sur ma
proposition on accepte comme contraire "meurtre", puisqu’une
action donne la vie alors que l’autre ôte une vie.
Si le contraire de "demi" est
"entier", alors le "quart" ne peut avoir pour contraire que
"demi", puisque le contraire consiste justement à être
de la même mesure que l’original, de façon à pouvoir
l’anéantir en tant que tel, en le rendant en quelque sorte
superflu.
À la notion de
"contraire", c’est naturellement "identité"
qui s’impose comme contraire.
Il est à noter que nous
n’avons pas pu nous mettre d’accord sur le contraire de
"jeu", un groupe a proposé la notion de "travail",
tandis que l’autre a préconisé "zèle
convaincu". En revanche nous avons pu tous accepter "baccarat"
comme contraire pour le jeu d’échecs.
Le contraire de "petite section"
est "ticket avec correspondance" ; celui
"d’ennemi" n’est pas "ami", mais "camarade
de combat".
Il est également apparu que le
contraire de l’eau n’est pas le feu, puisqu’ils sont
composés d’éléments parents, l’eau a un
contraire double : la chaleur ou le gaz.
Finalement nous avons cessé de jouer
car nous étions vraiment incapables de trouver le contraire de
"pauvre poète". Quelqu’un a bien proposé
"riche homme d’État", mais nous ne l’avons pas
accepté.
A contrario, je recommande chaudement ce
jeu aux personnes qui sont en froid, ou prêtes à se crêper
le chignon.
Pesti Napló, 27 novembre 1935.