Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
winnie l’ourson
est arrivÉ
Le premier
Winnie l’Ourson chez les libraires hongrois
En réalité il n’est pas très
convenable de ma part de rendre compte de l’entrée solennelle de
Winnie l’Ourson dans la littérature enfantine hongroise, moi qui
lui ai ouvert la porte, qui l’ai traduit, ou plus correctement
"transplanté", comme on dit généralement. Il
serait plus seyant que quelqu’un d’autre en rende compte, il
pourrait au moins faire la louange du traducteur, ce qui ne m’est pas
permis, pourtant ce n’est pas l’envie qui m’en manque, car
j’affirme qu’en relisant ce livre en hongrois j’ai
rigolé et je me suis réjoui autant sinon plus que lorsque je
l’ai lu en anglais. Eh oui, c’est comme ça, c’est tout
de même mieux de lire dans sa langue maternelle, surtout si elle est
comme… oh pardon.
Au demeurant, j’attendais dans les bureaux des Éditions
Athenaeum, je feuilletais distraitement des livres anglais, quand
l’ouvrage Winnie the Pooh de
Maître Milne, mon jeune et excellent confrère
apprécié et populaire, m’est tombé entre les mains.
J’ai d’abord remarqué les illustrations avec leurs lignes
fines et simples, ensuite j’ai jeté un regard dans le texte.
L’une des chansonnettes
commençait à peu près ainsi :
« Le petit Cochon (Porcinet) eut
peur et sursauta, mais en même temps il eut honte de sa
lâcheté, et pour qu’on ne s’en aperçoive pas,
il continua de sautiller encore deux ou trois fois, tout en remarquant en
passant que tous les matins à cette heure-ci il avait coutume
d’exécuter ses exercices de gymnastique. »
Fichtre, me suis-je dit, c’est mon
bonhomme. Celui-ci voit et fait parler des animaux, qui plus est pas des vrais
mais des animaux jouets, autrement dit des objets, exactement comme j’ai
l’habitude de le faire moi-même en secret (sans toujours oser
l’avouer), comme si c’était des hommes, mais avec encore
plus de sincérité et de vérité que ne se
manifestent les vrais, surtout s’il s’agit d’adultes, donc
forcément prétentieux et pontifiants. J’ai apparemment
trouvé l’homme qui avec moi serait capable de comprendre mon fils
Cini, qui à l’âge de cinq ans, les larmes aux yeux,
s’est planté devant une poupée à la jambe
cassée et a dit : « la-pau-au-vre ».
J’ai en vain essayé de lui expliquer, adulte pontifiant que
j’étais (qu’il soit dit à ma décharge, sans
aucune conviction), qu’on ne peut pas plaindre un objet inanimé,
car celui-ci ne ressent rien et donc ne souffre pas.
J’ai lu Winnie the Pooh assis
là, d’un seul tenant (je suis encore reconnaissant à
monsieur le directeur de m’avoir fait attendre suffisamment longtemps),
et une demi-heure a suffi pour signer le contrat de traduction.
Moi, je l’avoue, c’est surtout
les poèmes que j’ai aimés dans ce livre. En anglais ils
ressortissent au genre que la littérature heureuse et insouciante
appelle nonsense poetry, et que nous
appelons à Budapest "poésie niaise", et qui consiste
à exprimer des pensées et des sentiments apparemment
insensés et irrationnels pour un lecteur adulte et logique de
façon que l’essence des choses, l’illusion qui se blottit
derrière tous les phénomènes, le monde archaïque
gracieux et absolument pas rationnel, mais toujours comique, donc toujours
sobre puisse y transpercer. Les cultivateurs de cette poésie
étaient des génies tels l’auteur d’Alice au pays des merveilles ou, parmi
les Allemands, Morgenstern. Il est intéressant que les enfants ont
toujours aimé ce genre de poésie : ils sont plus près
de ce monde archaïque.
Comme il joue bien des instruments de
musique ! Un exemple :
Jeudi matin le froid revient,
Le givre a chemisé les
broussailles, là-bas,
Dans ces cas-là on se
souvient
Que cela est ceci, et ceci est
cela.
Il faut savoir que c’est Winnie
l’Ourson qui récite ce beau poème, lui qui aime beaucoup la
poésie, une source de poésie putative, mais étant un peu
nigaud, il se débrouille pour trouver le moyen de subtiliser
l’idée derrière la forme, lors de la chute.
À part lui, pendant la traduction,
je me suis beaucoup attaché aussi au personnage de Bourriquet,
l’âne chagrin qui jouit de son état d’orphelin dans un
masochisme douloureux, rêvant d’un bonheur inaccessible par-dessus
un pot de miel vide et les ruines d’un ballon éclaté. De
même qu’aux autres : Coco Lapin, Grand Gourou, Petit Gourou,
Maître Hibou et Jean Christophe. Une société adorable.
Je sens l’apparition de Winnie
l’Ourson sur le marché hongrois du livre comme un aussi grand
événement que la venue de Mickey au cinéma. Ils ont
d’ailleurs quelque chose de commun, dans la mesure où ce sont des
contraires. Le héros populaire des dessins animés exprime la
liberté illimitée dans le monde des phénomènes, le rêve de se moquer des lois de
la physique et de la vie – alors que Winnie l’Ourson exprime
plutôt la comique et humaine angoisse
tatillonne face à la réalité contre laquelle il n’y
a pas de remède, à laquelle il faut s’adapter.
Et enfin la grande question :
qu’en diront les enfants
à qui le livre est destiné ?
Du fait qu’il plaise aussi aux
adultes talentueux et instinctivement
artistes, je conclus que les enfants le comprendront à cent pour
cent. Je ne crois pas en une littérature enfantine que je ne lirais pas
moi-même avec délectation. Il n’existe pas une si grande
différence entre nous qu’on se l’imagine, si l’on
compare la brièveté de notre vie à
l’éternité. Il existe des
faits, qui dans les premières années de notre vie sont plus
évidents que plus tard : ce sont les véritables.
Comment dit déjà Winnie
l’Ourson ?
L’opinion dans les milieux
sylvestres,
Est que l’Ourson raffole de miel.
C’est loin d’être
Une modeste
Opinion,
C’est un fait, fait, fait !
Pesti Napló, 1er
décembre 1935.