Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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riches sans feu ni lieu

Roda Roda[1], confrère humoriste allemand, est assis depuis quelques semaines au Café Central dans son gilet languissamment bordeaux, il joue aux échecs. Madame est assise à ses côtés, lit un journal allemand, visiblement honteuse de ne pas posséder le hongrois. Des gens charmants, ils m’invitent volontiers à leur table en vieille connaissance. Quand je leur demande quelle affaire commerciale ou politique littéraire les a attirés à Budapest, ils me répondent qu’ils n’ont rien de précis à faire ici, ils y passent quelques semaines, « jusqu’à dépenser quelques centaines de pengoes ». J’apprends que ce cher maître doit toucher un peu d’argent à Budapest qu’il ne pourra naturellement pas sortir du pays, en revanche rien ne l’empêche de "manger" son dû légitime sur place. Ils ne font rien, ils jouent aux échecs, ils lisent des journaux, ils logent à l’hôtel, ils dînent quelquefois en ville, ils attendent que le dernier pengoe soit dépensé puis retourneront chez eux…

Plus exactement, en ce qui concerne ce "chez eux"…

Ils n’ont nulle part où retourner, ils n’ont aucun "chez eux". Voilà trois ans ils ont vendu leur logement, et depuis ils errent d’un pays à l’autre. Ils n’ont aucune raison politique de s’exiler. Cet état étrange est le résultat de l’étrange ordre économique du monde. Roda Roda étant un humoriste populaire connu partout en Europe, son petit patrimoine se compose essentiellement des quelques crédits qui se sont entassés à son nom dans différents pays, chez des éditeurs, des agents, des théâtres.

Mais l’argent qui lui appartient, la nouvelle sagesse économique de l’Europe a décidé qu’il n’a cours que dans le pays même où il se trouve, sans possibilité de l’exporter ou de l’échanger contre d’autres devises.

C’est une histoire quasiment irréelle, telle qu’on pourrait la lire dans une vieille légende où parmi les histoires drôles et fantastiques des Mille et Une Nuits.

Le dicton des joueurs de cartes "il court après son argent" gagne ici toute sa signification robuste et bien réelle.

Jadis, celui qui avait une fortune, l’argent le servait tel un humble domestique ou une épouse fidèle. S’il vivait à la maison, il l’habillait ou le déshabillait, était aux petits soins auprès de lui, lui construisait une maison s’il le fallait, préparait son bain, son déjeuner, accueillait le soir les invités, puis se retirait discrètement dans sa chambre de bonne, à la banque, afin de ne pas troubler le sommeil du maître. Il chassait les mendiants ou les réglait au seuil de la porte. S’il mourait, l’argent organisait l’enterrement et veillait sur la descendance. Si l’envie le prenait de partir en voyage, l’argent l’accompagnait partout, négociait avec les hôtels, assurait le contact avec les autochtones car étant polyglotte il parlait couramment toutes les langues du monde.

Depuis la situation a bien changé.

L’argent est devenu une montagne, ou bien une multitude de petites collines, dans des pays différents et le petit Mohamed fortuné courant de la Mecque à Médine, est contraint de courir à la montagne puisque la montagne ne vient plus à lui. L’argent est devenu l’argument, et le possesseur de l’argent est maintenant le domestique accommodant qui lui court après. Il a oublié les langues étrangères, et partout il ne parle plus que la langue vernaculaire.

L’observateur superficiel s’étonne de constater que tout à coup les capitaux entassés se sont sentis l’envie d’entreprendre : partout ils bâtissent, créent, abandonnent la spéculation, utilisent leur fortune pour ce à quoi elle est faite, se déploient. Les initiés savent que c’est une situation contrainte : les capitaux ne peuvent pas bouger, l’argent investi dans les divers pays, est obligé de s’utiliser sur place s’il ne veut pas se perdre ou, ce qui revient au même, dormir à la banque.

Voilà comment s’est renversé l’isolement des pays, les murailles de Chine bâties aux frontières. L’argent, devenu immobile, ne sachant plus répondre à sa vocation originelle, commence à bâtir sur place une civilisation étrangère : il bâtit Londres à Paris et New York à Tokyo, il nivelle le monde de façon indirecte et dissimulée, comme il aurait dû le faire dès le début, plutôt que servir sa voracité égoïste.

C’est ainsi que nécessité est devenue vertu. L’argent immobilisé construira plus tard des maisons et des villes mobiles dans lesquelles les riches sans feu ni lieu pourront voyager confortablement : Laputa, la métropole flottant en l’air.

 

Pesti Napló, 3 décembre 1935.

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[1] Roda Roda (1872-1945). Humoriste allemand d’origine hongroise, émigré aux États-Unis en 1938.