Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Eau lourde
n grand soulagement. Je suppose que
beaucoup d’autres ont poussé avec moi un soupir de satisfaction en
lisant les derniers rapports, car cette fois c’est certain, grâce
à Dieu. Au début ce n’était que des bruits qui
couraient, des hypothèses, or ces derniers jours les journaux
l’affirment enfin avec fermeté, et les milieux compétents
ne le démentent pas. Dieu merci, une petite oasis dans le désert
des problèmes économiques. Quelque chose à quoi on pourra
s’accrocher. L’électricité coûte encore cher,
le gaz coûte encore cher, le téléphone coûte encore
cher – mais voilà qu’a démarré le processus de
consolidation, emplissant les cœurs d’optimisme.
Le prix de l’eau lourde a
baissé.
Il a baissé, ce n’est pas une
blague, tout le monde le dit.
Il y a six mois encore, un
centimètre cube d’eau lourde coûtait cinq mille dollars.
Aujourd’hui nous pouvons le dire ouvertement – on ne voulait pas
soulever le problème plus tôt, les Académies scientifiques
avaient suffisamment de soucis par ailleurs, et même Monsieur le premier
ministre a dit que les critiques ne pouvaient que nuire aux affaires publiques,
nous n’avons donc rien dit, nous ne nous sommes pas indignés
à cause de l’état intolérable des choses,
c’est le cœur lourd que nous buvions l’eau
légère, ne l’alourdissant tout au plus que du flot de nos
larmes, parce que, n’est-ce pas, qui de nos jours a cinq mille dollars
pour de l’eau lourde ?
Dieu merci tout a changé. Dans la
dernière offre les laboratoires proposent déjà le litre
d’eau lourde pour la bagatelle de cent pengoes , la rendant accessible
aux citoyens plus modestes, tout le monde peut enfin s’en procurer selon
ses besoins.
Un savant allemand a bu deux litres
d’eau lourde d’un seul trait – saperlipopette, quelle
descente ! – et maintenant il attend fièrement, devant les
yeux du pays et du monde, quelle transformation ce liquide miraculeux va
pouvoir opérer sur son organisme ? Combien de temps l’eau
lourde va-t-elle y séjourner, où se propagera-t-elle, se
transformera-t-elle ? Et ainsi de suite, autant de questions
d’importance de la politique scientifique, avec ses conséquences
décisives pour l’avenir. Le peuple instruit d’Europe et
d’Amérique observe ce savant héroïque dans une
excitation tendue, le cœur palpitant, on s’arrache les rapports
quotidiens des journaux et de la radio, quoi de neuf ? L’eau lourde
est-elle encore en lui, ou a-t-elle revu la lumière du jour, pour de
nouveaux examens ?
Car, si cette baisse de prix se poursuit,
l’eau lourde deviendra une affaire publique, c’est un
problème sérieux qui ne peut être indifférent
à personne, à ceux se laissaient aller naguère à la
question populaire sous forme de blague irresponsable : quoi de neuf avec
cette eau lourde ?
Avec cette eau, cette eau, l’eau
lourde, qui est bel et bien dans leur tête, dans la tête des
savants partout dans le monde, qui n’ont rien de mieux à faire,
qui ne se cassent leur tête à rien d’autre, qui ne se
soucient de rien d’autre que de cette eau lourde. Eau lourde ici, eau
lourde là, des conférences, des congrès, les quotidiens
payent des pengoes lourds pour des
rapports sur l’eau lourde, un nouveau déluge inonde le monde
intellectuel.
Évidemment, il convient
d’attendre. Beaucoup d’eau lourde devra encore couler sous les
ponts du Danube jusqu’à ce que dans la casserole de tout
honnête citoyen bouille de l’eau lourde – en attendant nous,
pauvres gens, continuons de faire notre cuisine avec de l’eau
légère ! Pas comme la Science heureuse et opulente !
Elle fait sa cuisine, elle, dès maintenant, à l’eau lourde.
Elle concocte.
Remarquez, Skurek que j’ai
rencontré hier soir dans la rue alors qu’il sortait en zigzaguant
de la buvette du Petit Voleur, prétend que pour lui, même
l’eau ordinaire paraît assez lourde, surtout le soda, il n’en
souhaite pas de plus lourde jusqu’à sa mort – vivat, nous ne
mourrons jamais – il préférera boire à
satiété des liquides plutôt légers…
Puis – a-t-il ajouté
amèrement – après moi le déluge d’eau
lourde !
Qu’elle lui soit exceptionnellement légère…
Az Est, 28 février 1935.