Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Eau lourde

Description : Description : Description : C:\la tour\DOSSIER ZUT\FRIGYES\Site KF\Fonds d'écran\1935\eau lourde l.jpgn grand soulagement. Je suppose que beaucoup d’autres ont poussé avec moi un soupir de satisfaction en lisant les derniers rapports, car cette fois c’est certain, grâce à Dieu. Au début ce n’était que des bruits qui couraient, des hypothèses, or ces derniers jours les journaux l’affirment enfin avec fermeté, et les milieux compétents ne le démentent pas. Dieu merci, une petite oasis dans le désert des problèmes économiques. Quelque chose à quoi on pourra s’accrocher. L’électricité coûte encore cher, le gaz coûte encore cher, le téléphone coûte encore cher – mais voilà qu’a démarré le processus de consolidation, emplissant les cœurs d’optimisme.

Le prix de l’eau lourde a baissé.

Il a baissé, ce n’est pas une blague, tout le monde le dit.

Il y a six mois encore, un centimètre cube d’eau lourde coûtait cinq mille dollars. Aujourd’hui nous pouvons le dire ouvertement – on ne voulait pas soulever le problème plus tôt, les Académies scientifiques avaient suffisamment de soucis par ailleurs, et même Monsieur le premier ministre a dit que les critiques ne pouvaient que nuire aux affaires publiques, nous n’avons donc rien dit, nous ne nous sommes pas indignés à cause de l’état intolérable des choses, c’est le cœur lourd que nous buvions l’eau légère, ne l’alourdissant tout au plus que du flot de nos larmes, parce que, n’est-ce pas, qui de nos jours a cinq mille dollars pour de l’eau lourde ?

Dieu merci tout a changé. Dans la dernière offre les laboratoires proposent déjà le litre d’eau lourde pour la bagatelle de cent pengoes , la rendant accessible aux citoyens plus modestes, tout le monde peut enfin s’en procurer selon ses besoins.

Un savant allemand a bu deux litres d’eau lourde d’un seul trait – saperlipopette, quelle descente ! – et maintenant il attend fièrement, devant les yeux du pays et du monde, quelle transformation ce liquide miraculeux va pouvoir opérer sur son organisme ? Combien de temps l’eau lourde va-t-elle y séjourner, où se propagera-t-elle, se transformera-t-elle ? Et ainsi de suite, autant de questions d’importance de la politique scientifique, avec ses conséquences décisives pour l’avenir. Le peuple instruit d’Europe et d’Amérique observe ce savant héroïque dans une excitation tendue, le cœur palpitant, on s’arrache les rapports quotidiens des journaux et de la radio, quoi de neuf ? L’eau lourde est-elle encore en lui, ou a-t-elle revu la lumière du jour, pour de nouveaux examens ?

Car, si cette baisse de prix se poursuit, l’eau lourde deviendra une affaire publique, c’est un problème sérieux qui ne peut être indifférent à personne, à ceux se laissaient aller naguère à la question populaire sous forme de blague irresponsable : quoi de neuf avec cette eau lourde ?

Avec cette eau, cette eau, l’eau lourde, qui est bel et bien dans leur tête, dans la tête des savants partout dans le monde, qui n’ont rien de mieux à faire, qui ne se cassent leur tête à rien d’autre, qui ne se soucient de rien d’autre que de cette eau lourde. Eau lourde ici, eau lourde là, des conférences, des congrès, les quotidiens payent des pengoes  lourds pour des rapports sur l’eau lourde, un nouveau déluge inonde le monde intellectuel.

Évidemment, il convient d’attendre. Beaucoup d’eau lourde devra encore couler sous les ponts du Danube jusqu’à ce que dans la casserole de tout honnête citoyen bouille de l’eau lourde – en attendant nous, pauvres gens, continuons de faire notre cuisine avec de l’eau légère ! Pas comme la Science heureuse et opulente !­ Elle fait sa cuisine, elle, dès maintenant, à l’eau lourde.

Elle concocte.

Remarquez, Skurek que j’ai rencontré hier soir dans la rue alors qu’il sortait en zigzaguant de la buvette du Petit Voleur, prétend que pour lui, même l’eau ordinaire paraît assez lourde, surtout le soda, il n’en souhaite pas de plus lourde jusqu’à sa mort – vivat, nous ne mourrons jamais – il préférera boire à satiété des liquides plutôt légers…

Puis – a-t-il ajouté amèrement – après moi le déluge d’eau lourde !

Qu’elle lui soit exceptionnellement légère…

 

Az Est, 28 février 1935.

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