Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
sophocle meurt, shakespeare vit
Ou
l’inverse ?
ar je pourrais aussi bien le dire
à l’envers. Si je repense au méchant dicton
d’Oscar Wilde (pour qu’on voie à quel point il est
inutile de repenser un "bon mot") il pourrait aussi se révéler
que le poète meurt lorsque la vie commence à copier son art, mais
aussi que ce n’est qu’à ce moment qu’il commence
à vivre vraiment, par son influence. Mais le poète préfère
vivre, plus que par son influence, plutôt dans l’art : ce
problème, tel une équation du second degré, a deux
solutions, selon que ma conception est centrée sur la pratique ou sur
l’art. Un texte sous mon nez, je me retrouve mieux dans cette
deuxième conception. Ainsi, dans la tragédie grecque quasi
grotesque qui s’est déroulée à Budapest la semaine
dernière, je suis enclin à voir un déclin de l’art
des auteurs classiques. À quoi servent leurs drames, quand la
réalité présente des compositions bien plus raides et le
"deus ex machina", l’intervention des forces morales
supérieures, apparaît comme un motif naturaliste ? Bien que
huit jours se soient écoulés depuis, vous vous rappelez
peut-être encore ce qui est arrivé à l’institutrice
criminelle et à sa mère. La jeune femme est séduite par un
homme sans morale, et quand l’enfant paraît, le séducteur
prend le large, pour fuir pas moins que jusqu’en Amérique,
où au demeurant se trouvent un grand nombre de villes portant des noms
grecs : depuis le rétrécissement du monde, sur l’Océan
Atlantique on trouve des distances de même nature que ce que
représentait autrefois l’autre rive de la mer Égée.
L’homme commence une nouvelle vie, il fait fortune, il tombe malade, et
quand il sent sa mort prochaine, il est pris d’un remords des plus
classique, peut-être a-t-il été poursuivi par des girls
Érinyes quelque part dans un vingtième étage. Il corrige
sa faute d’un trait de plume et lègue par testament toute sa
fortune à son enfant illégitime. Après de longues
recherches la mère est retrouvée, et un personnage officiel, tel
l’ange de la propitiation et de la béatitude, fait irruption dans
la cité de la misère pour lui révéler sa
chance : l’enfant, né sous le signe de la malédiction
et de la souffrance, va être gratifié de bien-être et de
bonheur. Mais la mère blêmit et rapporte que la rédemption
est arrivée trop tard, l’enfant est mort plusieurs années
auparavant. On lui réclame des documents, elle est incapable de produire
un certificat de décès. L’enquête tourne au vinaigre,
la mère et sa fille sont convoquées à la police où
elles finissent rapidement par avouer avoir tué l’enfant
elles-mêmes dans leur détresse et leur misère sans
espoir : elles l’avaient monté au Mont Gellért,
où avec l’accord tacite de sa fille la mère l’avait
étranglé en une unique étreinte et l’avait fait
disparaître – si la comparaison n’était pas frivole,
on pourrait dire que sous prétexte de nettoyage et de table rase elles
avaient jeté un billet de loterie dans le Danube, celui qui plus tard
avait tiré le gros lot. Ce qui rend leur caractère tragique,
c’est qu’elles ne sont vraiment pas des criminelles abjectes.
À propos de la mère on apprend qu’elle souffre depuis lors
d’un effroyable repentir, elle a tenté de mettre fin à ses
jours à plusieurs reprises, les jours anniversaires du martyre de
l’enfant. Maintenant elles attendent la catharsis qui accompagnera
l’expiation.
Celui qui voit la main du hasard dans cette
coïncidence étonnante, qu’un crime qui aurait pu ne jamais
être révélé, soit dévoilé par la
repentance d’un autre crime qui clame un exemple qui crie non au ciel
mais du ciel à la Terre, que si tu ne peux pas parcourir le calvaire de
la fidélité, de la foi et de la confiance, c’est la
récompense promise elle-même qui se tourne contre toi, pour
dévoiler la vérité, telle un jugement dernier –
celui-là ne comprend pas l’essentiel des tragédies
grecques, et ne remarque peut-être même pas la ressemblance. Pour
moi ce drame répété dans la réalité, dans
son style, est une copie si fidèle de son original, qu’il rend
celui-ci presque inutile – les quelques chœurs et chœurs
répondants qui y manquent encore, je peux aisément les imaginer,
et je ne ressens pas le besoin de connaître la loi du crime et du
châtiment par les tragédies de Sophocle.
*
Si Shakespeare était sorti un soir
de sa tombe de Stratford pour aller au cinéma (tel que je le connais, il
irait au cinéma et non au théâtre), où l’on
projette en ce moment Songe d’une
nuit d’été, réalisé par Reinhardt[1], il s’étonnerait, et avec
l’humilité de sa propre grandeur de poète il reconnaîtrait qu’au-delà du Roi Lear, Othello, et peut-être même Hamlet, c’est la poésie
qui en est restée intacte, vivante, et non l’art virtuose de
"représentation de la vie". Othello, Lear et Hamlet seront tôt ou tard
rabâchés par les Othello et les Hamlet de la
réalité, tels des fragments cités, par toujours à
bon escient. Monsieur Mayer a un peu raison quand il s’ennuie au
théâtre et remarque que ce Shakespeare est manifestement un homme
très cultivé, car il est farci de vieilles citations, mais il
n’est pas très original. À part Le marchand de Venise, je ne recommanderais pas trop la
tragédie de Shakespeare pour des adaptations cinématographiques,
et celui-là seulement pour la description de l’environnement.
Apparemment parmi les classiques du théâtre, les seuls qui
méritent d’être traduits dans le langage du cinéma
sont ceux dans lesquels l’environnement fait partie intrinsèquement de l’objet, par conséquent une
version cinéma ne se limite pas à être une
expérience, mais est un complément nécessaire et
enrichissant, comme si l’œuvre originale avait été
inconsciemment rêvée pour l’art cinématographique
futur, comme si elle avait été "écrite pour le
cinéma" avant sa naissance. "L’Allkunst"[2] de Wagner fait clairement allusion au
Rédempteur et Libérateur du monde de l’imagination qui
approche, le cinéma, et par exemple le "Vaisseau
fantôme" a tout d’un drame cinématographique, comme le
sont dans un sens plus élevé Faust,
Peer Gynt et La tragédie de l’homme. Dans l’histoire de
l’art le phénomène n’est pas inhabituel qu’un
chef-d’œuvre soit obligé d’attendre que la technique du
genre adapté soit découverte, et qu’on soit capable de
représenter la Vision qui était apparue à son
poète. J’ai le sentiment que c’est la première fois
depuis sa création que Songe
d’une nuit d’été a été
représenté d’une façon digne de la vision. Une
scène des tréteaux, avec tous ses trucages, y compris les
plateaux tournants modernes et les décors projetés, a toujours
constitué un cadre brutal, violent et astreignant pour cette profusion
illimitée de rêve et de réalité, comme si on vendait
nuages et levers du jour dans des flacons bouchés, ou comme si on jouait
un concert de Mendelssohn à l’harmonica. Enfin, maintenant
qu’est née la salle mobile,
qui grâce au réalisateur suit le chemin sinueux de
l’imagination du poète à travers forêts, champs et
étoiles, enfin s’épanouit le contenu du mot, l’image,
et le contenu de l’image, le symbole, et s’épanouit,
éclôt en une réalité vivante, la comparaison, quand
le rythme du poème pulse de nouveau au tempo de son origine, au rythme
de la nature, quand les épithètes s’expriment en mots
vivants, et le claquement des rimes est légitimé par le
chuchotement de la brise de l’aube et les répliques des becs des
alouettes. De même que le brouillard réel du crépuscule
s’étiole en des fées et des elfes, de même que la
lune du début de l’été attire à elle Oberon
et Titania, les enchanteurs du Printemps et de l’Été,
retentit en eux la clochette du recueillement enfantin de l’aube, et sans
aucune analyse esthétique ni examen poétique nous voyons de nos
propres yeux ruisseler les mythes, source archaïque de toute
poésie. L’œuvre de Reinhardt est un travail excellent ;
au nom des héritiers dégénérés tardifs de
l’auteur que nous sommes, je ne peux que lui exprimer ma gratitude sous
l’effet de son film, car désormais je ne tiens plus pour
impossible qu’un jour un réalisateur génial
réussisse à exprimer dans un film le drame d’un poème lyrique croupissant en prison qui attend
d’être montré sur scène, étant donné
que pour l’essentiel tous les
genres poétiques sont dignes du théâtre. Une remarque
encore : je n’ai jamais ressenti aussi douloureusement qu’ici
le manque des couleurs. Il est temps
que le cinéma en couleurs conquiert enfin victorieusement sa place.
Pesti Napló, 8 décembre 1935.