Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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sophocle meurt, shakespeare vit

Ou l’inverse ?

Description : Description : Description : C:\la tour\DOSSIER ZUT\FRIGYES\Site KF\Fonds d'écran\1935 fonds\Sophocle meurt - Shakespeare vit l.jpgar je pourrais aussi bien le dire à l’envers. Si je repense au méchant dicton d’Oscar Wilde (pour qu’on voie à quel point il est inutile de repenser un "bon mot") il pourrait aussi se révéler que le poète meurt lorsque la vie commence à copier son art, mais aussi que ce n’est qu’à ce moment qu’il commence à vivre vraiment, par son influence. Mais le poète préfère vivre, plus que par son influence, plutôt dans l’art : ce problème, tel une équation du second degré, a deux solutions, selon que ma conception est centrée sur la pratique ou sur l’art. Un texte sous mon nez, je me retrouve mieux dans cette deuxième conception. Ainsi, dans la tragédie grecque quasi grotesque qui s’est déroulée à Budapest la semaine dernière, je suis enclin à voir un déclin de l’art des auteurs classiques. À quoi servent leurs drames, quand la réalité présente des compositions bien plus raides et le "deus ex machina", l’intervention des forces morales supérieures, apparaît comme un motif naturaliste ? Bien que huit jours se soient écoulés depuis, vous vous rappelez peut-être encore ce qui est arrivé à l’institutrice criminelle et à sa mère. La jeune femme est séduite par un homme sans morale, et quand l’enfant paraît, le séducteur prend le large, pour fuir pas moins que jusqu’en Amérique, où au demeurant se trouvent un grand nombre de villes portant des noms grecs : depuis le rétrécissement du monde, sur l’Océan Atlantique on trouve des distances de même nature que ce que représentait autrefois l’autre rive de la mer Égée. L’homme commence une nouvelle vie, il fait fortune, il tombe malade, et quand il sent sa mort prochaine, il est pris d’un remords des plus classique, peut-être a-t-il été poursuivi par des girls Érinyes quelque part dans un vingtième étage. Il corrige sa faute d’un trait de plume et lègue par testament toute sa fortune à son enfant illégitime. Après de longues recherches la mère est retrouvée, et un personnage officiel, tel l’ange de la propitiation et de la béatitude, fait irruption dans la cité de la misère pour lui révéler sa chance : l’enfant, né sous le signe de la malédiction et de la souffrance, va être gratifié de bien-être et de bonheur. Mais la mère blêmit et rapporte que la rédemption est arrivée trop tard, l’enfant est mort plusieurs années auparavant. On lui réclame des documents, elle est incapable de produire un certificat de décès. L’enquête tourne au vinaigre, la mère et sa fille sont convoquées à la police où elles finissent rapidement par avouer avoir tué l’enfant elles-mêmes dans leur détresse et leur misère sans espoir : elles l’avaient monté au Mont Gellért, où avec l’accord tacite de sa fille la mère l’avait étranglé en une unique étreinte et l’avait fait disparaître – si la comparaison n’était pas frivole, on pourrait dire que sous prétexte de nettoyage et de table rase elles avaient jeté un billet de loterie dans le Danube, celui qui plus tard avait tiré le gros lot. Ce qui rend leur caractère tragique, c’est qu’elles ne sont vraiment pas des criminelles abjectes. À propos de la mère on apprend qu’elle souffre depuis lors d’un effroyable repentir, elle a tenté de mettre fin à ses jours à plusieurs reprises, les jours anniversaires du martyre de l’enfant. Maintenant elles attendent la catharsis qui accompagnera l’expiation.

Celui qui voit la main du hasard dans cette coïncidence étonnante, qu’un crime qui aurait pu ne jamais être révélé, soit dévoilé par la repentance d’un autre crime qui clame un exemple qui crie non au ciel mais du ciel à la Terre, que si tu ne peux pas parcourir le calvaire de la fidélité, de la foi et de la confiance, c’est la récompense promise elle-même qui se tourne contre toi, pour dévoiler la vérité, telle un jugement dernier – celui-là ne comprend pas l’essentiel des tragédies grecques, et ne remarque peut-être même pas la ressemblance. Pour moi ce drame répété dans la réalité, dans son style, est une copie si fidèle de son original, qu’il rend celui-ci presque inutile – les quelques chœurs et chœurs répondants qui y manquent encore, je peux aisément les imaginer, et je ne ressens pas le besoin de connaître la loi du crime et du châtiment par les tragédies de Sophocle.

 

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Si Shakespeare était sorti un soir de sa tombe de Stratford pour aller au cinéma (tel que je le connais, il irait au cinéma et non au théâtre), où l’on projette en ce moment Songe d’une nuit d’été, réalisé par Reinhardt[1], il s’étonnerait, et avec l’humilité de sa propre grandeur de poète il reconnaîtrait qu’au-delà du Roi Lear, Othello, et peut-être même Hamlet, c’est la poésie qui en est restée intacte, vivante, et non l’art virtuose de "représentation de la vie". Othello, Lear et Hamlet seront tôt ou tard rabâchés par les Othello et les Hamlet de la réalité, tels des fragments cités, par toujours à bon escient. Monsieur Mayer a un peu raison quand il s’ennuie au théâtre et remarque que ce Shakespeare est manifestement un homme très cultivé, car il est farci de vieilles citations, mais il n’est pas très original. À part Le marchand de Venise, je ne recommanderais pas trop la tragédie de Shakespeare pour des adaptations cinématographiques, et celui-là seulement pour la description de l’environnement. Apparemment parmi les classiques du théâtre, les seuls qui méritent d’être traduits dans le langage du cinéma sont ceux dans lesquels l’environnement fait partie intrinsèquement de l’objet, par conséquent une version cinéma ne se limite pas à être une expérience, mais est un complément nécessaire et enrichissant, comme si l’œuvre originale avait été inconsciemment rêvée pour l’art cinématographique futur, comme si elle avait été "écrite pour le cinéma" avant sa naissance. "L’Allkunst"[2] de Wagner fait clairement allusion au Rédempteur et Libérateur du monde de l’imagination qui approche, le cinéma, et par exemple le "Vaisseau fantôme" a tout d’un drame cinématographique, comme le sont dans un sens plus élevé Faust, Peer Gynt et La tragédie de l’homme. Dans l’histoire de l’art le phénomène n’est pas inhabituel qu’un chef-d’œuvre soit obligé d’attendre que la technique du genre adapté soit découverte, et qu’on soit capable de représenter la Vision qui était apparue à son poète. J’ai le sentiment que c’est la première fois depuis sa création que Songe d’une nuit d’été a été représenté d’une façon digne de la vision. Une scène des tréteaux, avec tous ses trucages, y compris les plateaux tournants modernes et les décors projetés, a toujours constitué un cadre brutal, violent et astreignant pour cette profusion illimitée de rêve et de réalité, comme si on vendait nuages et levers du jour dans des flacons bouchés, ou comme si on jouait un concert de Mendelssohn à l’harmonica. Enfin, maintenant qu’est née la salle mobile, qui grâce au réalisateur suit le chemin sinueux de l’imagination du poète à travers forêts, champs et étoiles, enfin s’épanouit le contenu du mot, l’image, et le contenu de l’image, le symbole, et s’épanouit, éclôt en une réalité vivante, la comparaison, quand le rythme du poème pulse de nouveau au tempo de son origine, au rythme de la nature, quand les épithètes s’expriment en mots vivants, et le claquement des rimes est légitimé par le chuchotement de la brise de l’aube et les répliques des becs des alouettes. De même que le brouillard réel du crépuscule s’étiole en des fées et des elfes, de même que la lune du début de l’été attire à elle Oberon et Titania, les enchanteurs du Printemps et de l’Été, retentit en eux la clochette du recueillement enfantin de l’aube, et sans aucune analyse esthétique ni examen poétique nous voyons de nos propres yeux ruisseler les mythes, source archaïque de toute poésie. L’œuvre de Reinhardt est un travail excellent ; au nom des héritiers dégénérés tardifs de l’auteur que nous sommes, je ne peux que lui exprimer ma gratitude sous l’effet de son film, car désormais je ne tiens plus pour impossible qu’un jour un réalisateur génial réussisse à exprimer dans un film le drame d’un poème lyrique croupissant en prison qui attend d’être montré sur scène, étant donné que pour l’essentiel tous les genres poétiques sont dignes du théâtre. Une remarque encore : je n’ai jamais ressenti aussi douloureusement qu’ici le manque des couleurs. Il est temps que le cinéma en couleurs conquiert enfin victorieusement sa place.

 

Pesti Napló, 8 décembre 1935.

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[1] Max Reinhardt (1873-1943). Réalisateur de cinéma Autrichien, puis américain.

[2] Art total.