Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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rouge

Je peux désormais vous avouer, en tant que malade guéri libéré de l’institution sous conditions – je peux tout vous expliquer, objectivement et avec fierté (avez-vous déjà observé l’aisance suspecte avec laquelle les aliénés après traitement peuvent parler de leur maladie ? L’autre jour à un gentleman qui s’est permis de me parler trop savamment des maladies mentales, j’ai répondu carrément : Monsieur, vous êtes ou psychiatre ou malade mental, ou les deux à la fois) – bref, je peux désormais parler de ma manie du rouge, je peux éclairer mes amis qui se souciaient pour moi : apparemment ma maladie du rouge est en voie de guérison, le présent article par exemple je l’écris avec un stylo noir, à l’encre bleue, si vous ne le croyez pas, venez voir.

Tout a commencé par un joli fume-cigarette rouge, il était couleur rubis, translucide, étincelant, j’en raffolais. Retenons bien qu’il était rouge-rouge et non rouge-sang (c’est important, sachez que je déteste toutes les couleurs dont les hommes font des symboles au lieu de s’en délecter), d’un rouge clair, cinabre et non carmin, ce dernier est à mon avis aussi différent du vrai rouge que le vert ou le noir. Ce fume-cigarette, je l’avais reçu en cadeau. Pendant un temps je l’ai distingué des autres fume-cigarette en en faisant mon préféré, sans me douter que ma passion fatale commencerait par mon attirance particulière pour ce fume-cigarette.

Car un jour je me suis rendu compte que non seulement en fume-cigarette, mais aussi en étui à cigarettes, le rouge, le beau rouge translucide, est le plus beau. Je n’étais évidemment pas tranquille jusqu’à me procurer un étui à cigarettes rouge, et comme les cigarettes à bout rouge étaient mieux assorties à l’étui, j’ai pris l’habitude d’en acheter, même si elles coûtaient plus cher que les autres.

C’est de là qu’est partie ma maladie sur la pente de laquelle je n’ai plus pu m’arrêter.

L’objet suivant que je me suis procuré était une petite bourse rouge en maroquin pour la monnaie, en forme de fer à cheval. Je me rappelle bien que j’avais fendu intentionnellement mon vieux porte-monnaie marron, pour me donner un prétexte d’en acheter un autre. Un portefeuille rouge a suivi, puis toute une série de carnets à couverture rouge, un dans chaque poche.

Pour faire bonne mesure, je me suis enhardi comme un taureau à la vue de la muleta. Est venu le tour d’un briquet rouge, au prix d’une longue lutte car il ne s’en trouvait aucun dans toute la ville, j’ai fini par faire déposer une couche d’émail sur un briquet en argent pour qu’il soit rouge. Cela n’avait pas été trop compliqué, mais quand j’ai commandé au maître horloger de peindre en rouge ma superbe montre Cyma[1], le patron a longuement tourné la montre entre ses mains sans prononcer une parole, il a chuchoté quelque chose à l’oreille de son employé qui s’est précipité au téléphone – j’ai préféré m’éclipser aussi vite que possible et persuader un horloger de mes connaissances de rougir ma montre.

C’est le stylo rouge qui m’a vraiment donné du fil à retordre, le rouge n’existant pas en ébonite (j’ai eu le temps de devenir expert en la matière). Enfin quelqu’un a fini par m’en envoyer un de Londres, en cadeau. Les canifs rouges aussi sont passablement rares, et quand le commerçant a compris que c’était ma manie, il a triplé le prix du dernier couteau rouge qui lui restait. Il a été nettement plus facile de me procurer une gomme rouge, une trousse de manucure rouge, en revanche excessivement difficile de trouver une monture rouge pour mes lunettes. Je remarque que mon idée fixe concernait uniquement les objets portés dans les poches, sans extension à des objets extérieurs : l’explication que je me suis trouvée à cela au cours de mes soirées enfiévrées stipulait que mes vêtements étaient en réalité des animaux vivants, par conséquent du sang rouge devait circuler dans leurs artères. C’est la raison pour laquelle j’insistais pour que mes poches soient doublées de rouge, et j’ai failli y parvenir quand un événement inattendu a brusquement mis un terme à ma maladie.

Dans une boutique où je réclamais obstinément et martialement des boutons de chemise rouges pour derrière, dans le cou, on m’a assuré en souriant qu’ils n’en avaient qu’en rouge, puisque c’était devenu la mode et que c’était très recherché.

J’ai aussitôt abandonné ma collection de rouges.

 

Pesti Napló, 18 décembre 1935

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[1] Marque horlogère suisse.