Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
dis-moi franchement – tu as couchÉ avec elle ?
Quelle question
idiote. Si j’ai eu une relation avec cette dame. Déjà la
question elle-même est insolente, indiscrète, impertinente –
pourtant on ne peut pas se fâcher, et surtout pas contre Lajos à
qui j’avais tant de fois posé moi-même des questions de ce
genre, et il ne m’en a jamais voulu, à la rigueur il se
dérobait. Non seulement il ne m’en voulait pas, il se sentait
carrément flatté par l’hypothèse que je
considère comme possible qu’il ait eu la dame en question,
même s’il le niait, ou plutôt, s’il faisait semblant de
se scandaliser de mon hypothèse. Face à Lajos je ne peux pas
jouer l’indigné, puisque dans ce cas il devrait se vexer
rétroactivement de mes questions badines de ce genre, dans le
passé, par le fait de me vexer, en mon nom ou au nom de la dame.
Par conséquent il m’est
impossible de le toiser d’un regard accablant, il m’est impossible
de le provoquer, de telles choses seraient de toute façon suspectes et
compromettraient plutôt la dame, au lieu de blanchir son honneur. Je dois
pourtant donner une réponse.
Naturellement je réponds…
C’est une bêtise ce que
je réponds. Je ne réponds pas ça,
parce que répondre "ça" signifierait que je peux trier
parmi plusieurs réponses possibles, alors que, naturellement, il
n’y a qu’une seule réponse possible, la
vérité. Et je réponds naturellement la
vérité :
- Imbécile, as-tu perdu la
tête ? Comment l’imagines-tu ?
- Comment je l’imagine…
Merci, je l’imagine très bien… De toute façon la question
n’est pas comment je l’imagine, la question est si oui ou non tu
l’as eue.
- Que veux-tu que je réponde
à une ineptie pareille ? Naturellement non.
- Pourquoi serait-ce si naturel ?
En ce qui concerne la nature, d’aucuns sont d’avis qu’il est
naturel que les hommes et les femmes, s’ils se plaisent, couchent
ensemble. Mais supposons que ça n’ait pas eu lieu.
- Ne le "supposons" pas, car
on ne pouvait parler de "supposition" qu’avant que je ne
t’aie donné ma réponse. Par contre, du moment que tu as eu ma
réponse, on ne peut plus "supposer" que non, on peut seulement
être sûr que non.
- D’accord, d’accord, pas
de quoi sauter au plafond. Je te l’accorde, tu es un gentleman.
J’espère que tu te considères aussi comme tel.
- Tu peux y compter. C’est la
raison pour laquelle je m’étonne que toi, qui à mes yeux es
également un gentleman, me poses de telles questions…
- Mon vieux, le temps des questions
est déjà derrière nous, nous en sommes à
échanger des réponses. Naturellement, en tant que gentleman, tu
n’avouerais pas, même si tu avais eu une relation avec cette dame.
Autrement dit, tu le nierais.
- Tu penses bien. Évidemment.
- Alors qu’il me soit permis de
demander quelle est la différence entre ta ferme affirmation de
tantôt et ta négation évoquée dans l’éventualité
où tu aurais effectivement couché avec elle ?
- La différence entre une
affirmation et une dénégation ? Pas mal. Une bagatelle.
C’est une différence !
- Il n’y a aucune
différence. Comment veux-tu que je sache si je dois prendre un
"non !" ferme pour une affirmation ou une protestation ?
- Tu as raison. Je remarque seulement
que c’est exaspérant. Mais alors qui veux-tu qui défende
l’honneur de la dame ?
- L’a-t-on
attaquée ?
- L’a-t-on
attaquée ? C’est toi
– tu l’as attaquée !... Le problème
d’être gentleman et chevaleresque ne commence pas au moment
où on donne une réponse,
mais là où on pose une question ! On ne doit pas poser une
telle question – celui qui la pose n’est pas un gentleman.
C’est par sa question qu’il attente à l’honneur de la
dame.
- Je ne suis donc pas un gentleman.
Alors je vais te dire : j’ai l’impression après tout
cela qu’aucun gentleman ne peut défendre l’honneur de la
dame.
- Mais ?
- Tu veux savoir qui peut sauver et
comment l’honneur de la dame avec cent pour cent de certitude ? Un
homme honnête et raffiné qui fait répandre au
préalable sur lui-même qu’il n’est pas un gentleman et
qu’on ne doit jamais croire ce qu’il dit. Après cela, il
peut répondre à la question de savoir s’il a couché
avec la dame par l’affirmative,
car il est sûr qu’on ne le croira pas. Car maintenant je peux
t’avouer : si tu avais répondu par un oui, j’aurais été persuadé que tu
plaisantais et que ça n’avait pas eu lieu – mais depuis
notre discussion je n’en suis plus du tout convaincu.
Pesti Napló, 31 décembre
1935.